Ce que nous rappellent les débats sur le Galaxy Note 7 à la batterie explosive, c’est que nos smartphones, qu’à tort ou à raison nous qualifions d’intelligents, sont capables d’hystérie.
Un exemple simple : mon smartphone Xperia, de marque Sony, se comporte tout à fait correctement d’ordinaire. Quand je lui demande d’appeler, il appelle, et le bon destinataire, quand je lui demande de s’éteindre, il plonge dans le coma pour me faire plaisir, quand je lui demande de se charger, il ne montre pas la moindre velléité de révolte. C’est un être obéissant, et c’est ce que nous attendons des robots. On ne les sollicite pas pour leur opinion, leur réflexion critique, leur liberté de commettre tous les imprévus : mais leur faculté de se plier à chacun de nos désirs.
Le smartphone : maître ou esclave ?
D’autres fois, en revanche, son indépendance lui monte à la tête : je lui demande d’exécuter une action, il ne la fait pas, mais en accomplit une autre, et n’en fait plus qu’à sa tête. Je demande de téléphoner à quelqu’un, je clique sur le nom du destinataire, mais il ne l’appelle pas, il refuse et à la place commence à téléphoner à une toute autre personne : comme par hasard, presque à chaque fois, un ancien camarade de collège à qui je n’ai pas parlé depuis dix ans. Je lui demande : mais qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi est-ce que tu ne joues pas les dociles esclaves comme d’habitude ? D’abord gentiment, puis je perds patience et quand il en vient à cesser tout à fait de répondre à mes injonctions, je cesse d’être polie, je l’insulte. Et là, c’est le gong fatal : je le traite d’imbécile, il se venge en s’éteignant tout à coup, refuse obstinément de se rallumer, puis redémarre, devient vert, convulsif, pondant des mots bizarres, atroce et ridicule.
De l’intelligence à la raison
Ces animaux finalement sont comme nous : des êtres doués de raison, programmés par des êtres rationnels pour être rationnels, mais qui enferment au fond d’eux-mêmes un potentiel hallucinant de folie. C’est comme Descartes, dont on prétend envers et contre tout qu’il représente la logique bien droite et bien carrée, mais qui en est venu à la philosophie par des rêves fous, et démontre ses idées par l’hypothèse d’une espèce de Diable cornu qui pervertirait toutes ses pensées. Les choses les plus rationnelles de ce siècle ont un irréductible penchant au délire. Et avec lui, un penchant à ce qui en est le revers de la médaille : la rêverie, la poésie, la beauté de l’impondérable.
De Freud à Asimov
On n’est pas si loin des récits de science-fiction qui, d’Isaac Asimov aux blockbusters hollywoodiens où la robotique se retourne contre ses auteurs, imaginent comment les créatures qui sont l’œuvre de notre intelligence peuvent s’émanciper de notre intelligence. Ce qui est intrigant dans cette histoire, c’est la possibilité d’appliquer la folie, qui est une catégorie psychanalytique, à des machines qui par définition, n’ont pas d’esprit et n’ont pas d’inconscient. Lorsque le médecin grec Hippocrate a forgé le concept d’hystérie, élaboré avant tout au sujet des femmes puisque ce mot est étymologiquement lié à utérus, et lorsque Freud l’a repris à la fin du XIXème siècle dans ses études sur les névroses, il était indissociable d’une psyché humaine, liée à la présence d’un corps et de son désordre, d’une conscience en proie à sa propre finitude. Mais pourrait-on transposer cette notion aux mécanismes froids qui tremblent dans leur carcasse d’acier, aux êtres non faits de chair et de désir mais de verre et de plastique, qui ne vivent pas, qui n’ont jamais vécu, qui ne vivront jamais ? A quoi ressemblerait une psychanalyse des téléphones rebelles et des ordinateurs frondeurs ? Une erreur 404, un bug de logiciel pourrait-il trouver racine dans un traumatisme refoulé, qui expliquerait pourquoi il survient là tout à coup alors qu’il allait très bien hier, ou rendrait raison de ces lapsus bizarres qui crèvent nos écrans de temps en temps ?
La vie privée des smartphones
S’il est vrai que les téléphones n’ont pas de vie sexuelle, et certainement pas non plus de fantasme refoulé, leurs crises récurrentes correspondent pourtant aux symptômes les plus caractéristiques de l’hystérie. Elles s’apparentent bien à des « manifestations pathologiques », selon la définition qu’en donnait Freud en 1888, elles ont clairement une structure névrotique, qui les pousse à adopter un comportement anormal au vu des attentes sociales, et elles sont a fortiori liées à un traumatisme, un événement fâcheux par lequel leur père, le programmeur de l’ombre, a malmené leur petite enfance. Qu’est-ce donc qui nous empêcherait de considérer leurs troubles comme tels ? Et si l’hystérie a été le nom de tous les bouc-émissaires des sociétés successives, des femmes trop indomptables ou des possédés sataniques que l’on exorcisait au Moyen-âge, n’est-ce pas au tour de nos téléphones intelligents, aujourd’hui, d’incarner ces démons ? N’est-ce pas sur eux à présent, dans leur puissance à la fois proche et mystérieuse, que se concentre toute la fascination et la peur qu’éveille la magie ?
Ô, Galaxy Note 7, tu es la sorcière de notre temps !