
Francis Dupuis-Déri est l’auteur de « Les Black Blocs – La liberté et l’égalité se manifestent ». Il est également professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal et il est reconnu comme spécialiste des idées politiques et des mouvements sociaux.
Francis a étudié le Black Bloc, directement sur le terrain et a eu l’occasion de s’entretenir avec des militants pour en tirer une réflexion éthique et politique.
LGB : Certains étudiants voient dans le Black Bloc une sorte de protection dans les manifestations est-ce l’un de leur buts ?
FDD : La tactique du Black Bloc a effectivement été utilisée de manière défensive, pour protéger des foules contre la violence de la police, en plusieurs occasions, par exemple lors d’un sommet du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale à Washington D.C. en 2000, lors d’une manifestation contre les Jeux olympiques à Vancouver en 2010 (manifestation principalement autochtone), et lors de manifestations de syndicats d’enseignantes et d’enseignants au Brésil en 2013.
Lors de la grève étudiante de 2012 au Québec, il y a eu de très nombreux témoignages de manifestantes et manifestants disants en substance : «Au départ, je n’aimais pas le Black Bloc, mais en manif, c’est le Black Bloc qui m’a aidé quand la police m’a matraqué ou m’a poivré, en me transportant au loin, en me prodiguant les premiers soins. Maintenant, je remercie les Black Blocs et je considère qu’ils sont mes meilleurs alliés dans la rue.»
On pourrait rétorquer qu’un bon service d’ordre devrait protéger une manifestation de la police. Mais contrairement à un service d’ordre, le Black Bloc a l’avantage de ne pas chercher à discipliner de manière autoritaire la manifestation elle-même, alors que les services d’ordre, aux ordres des «organisateurs», se révèlent souvent être des supplétifs de la police.
LGB : Il semble exister une partie violente et non-violente du Black Bloc, l’une qui a recours aux projectiles, et l’autre à la provocation, aux banderoles à l’encontre de l’Etat ou des forces de l’ordre. Comment expliquer ces différences au sein d’un même mouvement ?
FDD : Généralement, il y a dans les manifestations turbulentes un petit nombre d’individus qui sont disposés à avoir recours à la force (affrontement avec la police, bris de vitrines, etc.), mais qui sont accompagnés par beaucoup plus de gens qui appuient leurs gestes, qui s’en réjouissent, qui les trouvent justifiés. C’est ainsi dans toutes les émeutes.
C’est aussi ainsi dans la tactique du Black Bloc, où parfois certains éléments ont même décidé à l’avance de jouer le rôle de «street medics» (infirmiers de rue), par exemple, ou de porter une bannière, ou de jouer des instruments de musique (fanfare de rue). Il faut aussi préciser que dans une manifestation, celles et ceux qui sont vêtus de noir et masqués peuvent former un Black Bloc bien soudé, ou au contraire n’être qu’une présence diffuse, avec quelques groupes d’affinité plus soudés, et plusieurs individus plutôt isolés, sans que le «bloc» forme réellement un «bloc».
LGB : Lors des manifestations, y-a-t-il des affectations, ou chaque membre du Block fonctionne-t-il de manière autonome ?
FDD: Un Black Bloc n’est pas une tactique qui répond à un chef ou une structure hiérarchique, chaque Black Bloc pouvant donc fonctionner de manière autonome, ainsi que chacun de ses membres. Cela dit, le Black Bloc sera plus efficace s’il y a des groupes d’affinité qui forment le Black Bloc ou des Black Blocs dans la manifestation, puisque les gens qui se connaissent peuvent évidemment plus facilement discuter de la suite des choses, et se coordonner, même dans une manifestation tumultueuse.
Aussi, lors de la grève étudiante de 2012 au Québec, par exemple, des femmes qui ont participé à des Black Blocs témoignaient que les groupes d’affinité composés de femmes uniquement avaient tendance à mieux fonctionner collectivement, de manière plus coordonnée et plus solidaire, quant aux choix des cibles, des déplacements, etc. Mais on ne peut faire une théorie générale sur le mode de fonctionne «du» Black Bloc, puisque par définition chaque Black Bloc est différent, composé d’individus divers qui manœuvrent dans un contexte particulier.
LGB : Tout simplement : comment différencier le black bloc du casseur ?
FDD : La notion de «casseur» appartient à la rhétorique des élites et des autorités politiques, policières et médiatiques. Le terme ne décrit rien, il sert à dénigrer, à délégitimer. C’est un synonyme de «trouble fête» ou de «voyou». Mais en France, au moins depuis l’«affaire Tarnac», où les autorités politiques et policières ont sur-réagit pour neutraliser un petit groupe d’«autonomes», le Black Bloc est présenté comme un «ennemi intérieur», presque comme un groupe «terroriste», souvent qualifié par la police et les médias comme «ultraviolent».
Considérant l’histoire de la France, et son contexte politique et social, casser une vitrine ou lancer un caillou à la police ne me semble pas de l’«ultra» violence. Sinon comment appeler la violence meurtrière de la police, et les guerres que mènent l’armée française en ce moment : de la «méga-ultraviolence» ou de la «métaviolence» ? En fait, dans l’histoire de la France, briser des vitres de banque représente en fait de la «micro» ou même de la «nanoviolence», si on veut jouer à la qualifier. Et puis, il faut rappeler que le mouvement social qui provoque le plus de dommages matériels, en France, est celui des agriculteurs. Mais les élites et les autorités ne le stigmatisent pas avec des notions aussi dénigrantes que «terroristes», «casseurs» et «ultraviolents».
Dans tous les cas, pour avoir vécu en France à plusieurs reprises depuis le début des années 2000, et pour suivre l’actualité politique et sociale, je constate que l’élite politique, toutes tendances confondues, y a atteint un tel niveau de décomposition qu’il faut sans doute se demander non pas pourquoi il y a des Black Blocs, mais pourquoi il n’y en a pas plus, et de plus imposants. Comme le disait une participante au Black Bloc qui avait fracassé des dizaines de vitrines et incendié des voitures de police, lors du Sommet du G20 à Toronto, en 2010, «Un jour, l’histoire nous donnera raison». Pour plusieurs, les Black Blocs ont déjà raison.
LES BLACK BLOCS – La liberté et l’égalité se manifestent
FRANCIS DUPUIS-DÉRI – Collection : Instinct de liberté – 356 pages
Parution en Amérique du Nord : 12 mai 2016 / Parution en Europe : 6 octobre 2016