Le Bien être est la tendance de notre siècle, de la psychanalyse au sans-gluten,
toute notre vie cible notre bonheur comme « case à cocher » dans les règles de l’art.
Mais s’obliger à être heureux, n’est-ce pas se priver d’y arriver ?
Le Grand Bestiaire vous livre un avis tout subjectif,
questionnable et questionnant sur notre nécessité à être bien.
Conseil lecture : Le syndrome du bien-être, livre cosigné par Carl Cederström, chercheur suédois, enseignant à la Stockholm Business School et spécialisé dans l’étude du contrôle social et de la souffrance au travail et Andre Spicer professeur à la prestigieuse Cass Business School à Londres, dénonce la fuite en avant du « bien être » comme impératif moral. Pour les deux chercheurs, la société contemporaine pousse à une recherche obsessionnelle du bien-être, qui s’accompagne de nombreux effets pervers. Elle revient alors à s’interdire de vivre pour mieux se ménager demain – ou quand le futur se retourne contre le présent. Leçon d’épicurisme.
Pas d’alcool, pas de tabac, pas de café, pas d’histoire sans lendemain, pas de gluten, pas de viande, pas de sucre, pas trop de sel, pas de wifi dans la chambre, une pastille magique sur le portable, jogging tous les samedi matin, cinq fruits et légumes par jour du tofu à foison, coaching psychologique le dimanche, pas une vie. En soi, être en forme est un objectif tout à fait respectable, et chacun devrait se valoriser suffisamment pour prendre un minium soin de soi, mais là, on arrive à un point où le bien être n’est plus un plaisir mais un impératif moral. Il y a une véritable injonction à être « bien » – dans son corps, dans sa vie, avec soi-même, avec les autres… Sorte de culte de soi qui vire à l’onanisme. Et comme souvent dans les dérives comportementales, la vérité n’est jamais aussi limpide qu’avec le traitement des récalcitrants. On fait honte, on met au ban. C’est une morale répressive qui s’invite dans nos vies, nous dit quoi faire, sans quoi, c’est l’ostracisme social. Ça n’est plus l’activité qui est néfaste mais l’individu qui s’y adonne. L’accro n’est plus un malade mais un criminel.
Résultat, les écarts donnent mauvaise conscience, on s’autocensure. On surveille son mode de vie (nombre de kilomètres parcourus, poids, heures de sommeil, date des règles…) grâce à un smartphone qui prend des airs de 1984. « Avoir un corps gras ou un physique atypique est considéré comme une marque d’infamie », écrivent les deux hommes. Et le corps lambda est bien sûr photoshopé. Plus la peine de le démoder. Leur bonheur, séduisant au premier abord, perd très vite de sa superbe. Il est autant nécessaire de se faire du bien pour se sentir bien que se faire un peu de mal une fois de temps en temps. Les péchés mignons (qu’on aime les plaisirs coupables !) et les excès pour marquer le coup de devraient pas faire froncer les sourcils d’une police de pensée, de meurs et des gourous du bonheur. Ces tyrans discrets ont même réussi présenter le sexe sous un jour chiant comme la mort. Il est de plus en plus perçu une activité saine- un truc bien à faire – et plus une source de plaisir. Et pourtant, la « quête paranoïaque du bonheur » est une impasse.
Pire, le bien être s’immisce un peu partout. En Australie et Etant-Unis, certaines universités signent des contrats avec leurs étudiants au terme desquels ils s’engagent à avoir une hygiène de vie impeccable (pas d’alcool, pas de drogues…). A la clé, des bourses ou des programmes de logement. Ils seront bien sûr contrôlés. Certaines entreprises s’équipent également de salles de sport et encouragent les techniques de méditation. En Angleterre, l’entreprise suédoise Scania surveille les constantes vitales de ses employés 24h/24. Ceux-ci sont pénalisés s’ils ne font pas assez d’exercice. La société d’assurance américaine Aetna a fièrement annoncé offrir des bracelets connectés Fitbit à ses salariés. « S’ils prouvent qu’ils enchaînent 20 nuits de 7 heures de sommeil ou plus, nous leur offrirons 25 dollars par nuit, plafonnés à 500 dollars par an », a déclaré son PDG Mark Bertolini. Les employés sont donc supervisés, suivis, et doivent se conformer à une certaine éthique de vie – qui relève totalement de la sphère privée – pour être acceptés dans leur entreprise.
Cela s’accompagne de l’idée totalement farfelue, qu’on est le seul responsable de son bonheur. Mais cette hyper ego qui serait capable de diriger sa vie à simple force de volonté donne l’impression qu’une vie sans tracas est possible, et que toute expérience négative découle d’un manque de détermination. Non, parfois la vie nous joue des tours, et c’est normal de souffrir. Chaque semaine a ses lundis. Chaque être humain doute une fois de temps en temps – sauf peut-être Donald Trump, mais est-ce un exemple ? Rendre l’Homme responsable de tout ce qui lui arrive le pousse à ne plus avoir conscience de ses limites. On en revient à un bon vieux précepte néolibéral : « Ce n’est plus au marché de s’adapter à la demande mais à l’individu de devenir responsable en développant ses compétences en matière de flexibilité, de malléabilité et d’adaptabilité. » On cherche à faire de nous des athlètes de tout chez qui plus rien n’est environnemental. Soit la meilleure voie pour un burnout express. Tout ça au nom du bonheur.
On tombe dans le néolibéralisme le plus pernicieux : l’ère où règnent la précarité et la concurrence intensive, où chacun part à égalité et où les dérives sont imputables aux acteurs et non plus au système. On attend de nous que nous mettions à profit chaque moment pour être plus productifs, et que nous prétendions y éprouver du plaisir. Puis il y a tout ce qui va avec. La société de consommation s’engage à nous rendre heureux, avec ses petites aides quotidiennes (mother’s little helpers). Prozac, chirurgie esthétique, fantasmes Instagram, le jogging à la Sarko, vite, un remède ! Tout ça pour un marché très lucratif du bien-être – souvent fumeux. Et le désir de transformation de son corps, d’apaiser son esprit remplace la volonté de changement social. Il ne s’agit pas de baisser les bras. La vie requiert de travailler dur, mais aussi à savoir quand ça tourne au Sisyphe. A ce titre, la conclusion du livre en dit long : « vivre, c’est nécessairement faire l’expérience de la douleur et de l’échec, accepter que certaines choses puissent nous faire défaut et, dans une certaine mesure, apprendre à faire contre mauvaise fortune bon cœur. »
Ou alors, autant renoncer à tout – ça veut dire aussi à la consommation – et aller vivre une existence de bouddhisme acétique dans un monastère au Népal. Coup de bol, vous pouvez lire le livre à une main, ce qui vous en laisse une de libre pour cloper, vous enfiler une bière ou un bon Kebab des familles.
A bon entendeur, santé.