Deuxième acte. Le rendez-vous a été pris lors d’une exposition collaborative, les Trafiquants d’Images Plastiques, avec deux artistes visuels – Nicolas Giuliani (cinéaste) et Rodolphe de Warenghien (photographe et vidéaste). M’étant déjà confronté à la peinture d’Eloi Derôme dans le cadre de l’exposition rétrospective dans la Galerie Thiollier & Castellote rue Sainte Croix de la Bretonnerie (Janvier-Février 2013), ça n’est pas sans une certaine curiosité que je me préparais à retrouver l’œuvre d’un peintre aussi résolument philosophe qu’ingénu.
La dualité a en effet toujours été tant une caractéristique qu’une fascination d’Eloi, qui avait fait de la tension une composante phare des œuvres. Ce déchirement donnait à ses tableaux une force sourde, tellurique. Aussi quelle ne fut pas ma surprise de le retrouver de plus en plus léger, quasiment aérien – mais toujours double. Première surprise : le lieu de l’exposition. Une enfilade de pièces sous les toits du 11ème. Les œuvres sont exposées dans d’anciennes chambres de bonnes au septième étage d’un haussmannien, des combles en grappe autour d’un couloir tortueux, où on passe de la pénombre de services à une vue quasi panoramique sur Paris par d’étroits vasistas d’où cascade une lumière épaisse – ce qui n’est pas anodin, on va le voir.
Eloi Derôme dans son atelier
L’idée est ici d’habiter un espace particulier ; le lieu d’exposition est également le lieu de création de la plupart des œuvres. Le procédé créatif est même pris en compte dans l’installation de certaines œuvres – le faisceau et scintillement de la tour Eiffel ont par exemple été incorporés dans une toile sculptée disposée sur une fenêtre, où on entrevoit par les interstices un drôle de monde intérieur, entre toile d’araignée et rêve cotonneux. On redécouvre ainsi l’œuvre avec le déclin du jour. Ailleurs, les volumes se complimentent, le lieu et l’œuvre exposée interagissent, s’enrichissent, et c’est aussi l’occasion d’entrer dans les coulisses. Triple invitation, dans ce lieu unique – sorte de vestige du XIXème siècle façon Zola – dans l’intime qui a vu naître les œuvres, et dans l’imaginaire des artistes.
L’exposition collaborative
La collaboration est axée sur trois projets. D’abord le travail de vidéos Super 8, projetées sur deux toiles de la série Jump Cut. Les bandes ont été filmées par Nicolas Giuliani avant de passer par un processus de peinture et grattage, et d’être montées. Le Chant des Pierres, soit l’habillage d’une pièce obscure (l’entrée se fait par un trou au niveau du sol) où sont diffusés des sons et images captés par Rodolphe de Warenghien au temple Bayon d’Angkor, au Cambodge. Les murs sont peints de sorte à nous donner l’impression qu’on se trouve effectivement dans une dense jungle à la tombée de la nuit. Plus tard aura lieu une performance interactive dans la salle aux Oblongues, avec la projection d’un court-métrage de Rodolphe filmé à Berlin. Le faisceau du rétroprojecteur danse sur les murs, explore les toiles et habille les textures organiques de ces visages qui n’en sont pas. Un contrebassiste et un guitariste ont accompagné la projection avec un jam jazz feutré mais dense. Pris au jeu, on escaladait les échelles des épreuves et des blessures.
Les toiles d’Eloi Derôme
La première impression pour un familier de son œuvre sera le constat flagrant d’un certain apaisement. Avant il s’explorait, désormais il explore l’espace. Du sentiment interne (débordant, tumultueux) ont est passé à une représentation épurée des choses, sorte de chœur des couleurs de Kandinsky ou, selon les mots de Michel Henry, l’intention semble être de « substituer à l’apparence visible du monde extérieur la réalité intérieure pathétique et invisible de la vie. » Il ne s’agit plus tant d’une opposition des intentions, mais d’une façon d’explorer le mouvement. Le geste est ample, déterminé et visionnaire, pour mieux être ensuite interrompu, interrogé. La dualité est stylistique mais n’est plus une déchirure. L’aspect sculpté est bien sûr encore présent, mais semble suivre une logique plus géométrique. La toile ne semble plus vouloir se libérer d’elle-même – de l’intérieur! – mais s’affranchit tout de même des codes du carcan (deux dimensions, continuité…). La technique est encore une fois au rendez vous, avec l’emploi de divers types de peintures, de vernis et de pigments pour travailler le toucher de la toile. Les contrastes sont saisissants pour une grande diversité de textures qui ressemblent à des peaux (tout un bottin, avec ses couleurs bariolées et tous les âges de la vie). Eloi les traite de façon singulièrement sensuelle, il ne les esquinte plus.
Une nouvelle marotte fait son apparition dans la recherche picturale d’Eloi : le Strié VS lisse, obsession qu’il emprunte à la géophilosophie de Deleuze. L’espace strié c’est un espace balisé, possédé, corseté, nommé, compartimenté, la carte plutôt que le territoire, en un mot, l’espace civilisé. Au contraire, l’espace lisse est une forme d’infini, d’inconstant, un mouvement ou une circulation. Par cette approche il met en scène le combat civilisé/naturel au cœur de toute vie humaine (les irréconciliables chers à Rousseau et Hermann Hesse). Avec l’entrée d’une réflexion sur l’humain industriel, on voit dans ses dernières œuvres du carré, qui progressivement semble prendre le pas sur le cercle. Il l’étudie, le déplie, parfois le sculpte à son gré. Autour de cet axe, Eloi cherche, et pose une série de questions dans chacune de ses séries.
Il y a d’abord les Oblongues (les premières œuvres réalisées pour cette exposition) sortes de visages en silhouettes, texturées par les couches, résidus et vernis comme les strates qui nous constituent. Elles s’inscrivent dans, ou se détachent de leurs cadres (travail du grain, contrastes de couleurs) comme galerie de portraits où le fond et l’objet se voient allouer la même importance – nous définissons nous comme la continuité ou une rupture avec notre environnement? D’une toile à l’autre – d’un individu à l’autre – la réponse varie.
La série Urbanité tente une représentation de l’existence citadine. Dans une approche transversale des mouvements et panoramas de la ville, Eloi superpose le courant à l’absence d’horizon. Les trois dimensions de la vie sont renversées en deux dans une sorte de grillage ; l’humain tente d’y exister, surnage ça et là (et il s’agit, il faut bien le dire de sa série la moins apaisée).
La question de la finalité de la toile se pose dans la série des Jump Cut. Il joue avec les codes habituels, et plutôt que de donner relief à l’oeuvre, il s’attaque au support. Eloi essaie d’explorer tout ce qu’une toile peut dire (après avoir un temps expérimenté avec des formats hors-norme dictés par une volonté résolue de récupération, il pousse le canevas traditionnel dans ses retranchements. La toile n’est plus uniquement un support, un alibi). Ces constructions abstraites, aplats d’une géométrie fantasque, sont dépouillées de parcelles de toile. On perd de vue le mouvement du pinceau, le sens du mouvement. Il semble qu’Eloi superpose deux couches striées, sorte d’hyper industrialité, qui paradoxalement nous ramène à son animalité et son désir d’exploser les conventions du cadre carré – industriel, justement.
Dans cette étude sur l’aspect similaire et symétrique de l’humain post industriel, le cinéma trouve naturellement sa place, aussi certaines de ces œuvres étaient exposées à la projection des Super 8 retravaillés par les Trafiquants d’Images. Le faisceau sur les trous de la toile crée un relief en profondeur inversée.
Contrairement aux deux séries précédentes, les Virgules sont une étude sous le spectre de la nature plus que son altération. Elles se concentrent sur des représentations plus minimales, où des couleurs et des courants libres sont comme traversés par des formes gravées. Le méandre dessiné est ample, presque intarissable, lisse. Parfois les incrustations sont géométriques, et on sent l’humain qui pointe dans la paysage.
Globalement, l’évolution d’Eloi Derôme l’amène vers une peinture ludique mais complexe. Son travail, est puissamment inspiré par sa formation de philosophe, et nous force à la réflexion sur des choses simples (l’un des objectifs du travail philosophique, n’est-il pas de faire tomber l’idée d’anodin?). Mais il laisse aussi la part belle au génie de l’enfance qui sait s’émerveiller, voir les choses au-delà de leur fonction. La technique, l’expérimentation et l’utilisation d’outils insolites (matériel de chantier) restent des éléments centraux. Un rien enfant fou, il explore en dépit des conservatismes et conventions, et plus son œuvre avance, moins la vérité y est cachée. Ne serait-ce pas l’éclosion, dans le calme résolu, d’un artiste qui se trouve? Rendez-vous en 2016 pour en être sûr.