
On l’attendait partout, mais pas là. Après l’hommage appuyé au Velvet dans son premier disque avec les Strokes – il avouait lui-même que son seul regret était de ne pas avoir réussi à plus leur ressembler – Julian Casablancas remonte une équipe pour se plonger dans le punk décadent de la scène CBGB‘s au début des soixante-dix, et dans le post punk expérimental de la fin de la décennie.
Si le choix de faire figurer son nom de manière aussi proéminente m’avait un peu refroidi avant écouter l’album, la référence à Richard Hell a, elle, suscité ma curiosité, tant quand il mange au bon giron, Casablancas est capable du meilleur. Il avait passé ces dernières années à copier sans grand succès la pop proprette et sophistiquée de Phoenix, et on l’avait un peu rangé au placard. Il était embarrassant, le type. Vieux rockeur qui tourne pop et gras du bide. Mégalomanie et versatilité dispersée. Si bien qu’on en oubliait presque à quel point les deux premiers opus des Strokes avaient été rafraîchissants, remettant un peu de classe et de dandysme au milieu d’une scène de braillards ânonnants, ayant largement dépassé la date de péremption du Seattle des 90s.
Du neuf avec du vieux : les comparses sont pour la plupart des musiciens de studio ou de scène qui avaient participé à l’enregistrement de son album solo à la tournée qui avait suivi, ou des amis. Et pourtant, musicalement, on est à des lieues des hymnes pop un peu médiocres de l’album sorti sous son nom. Sur Tyranny Les Voidz sonnent punk, déchaînés et macabres. A bien s’y pencher, on reconnaît la patte Casablancas (on oublie trop souvent que ça n’est pas qu’un chanteur vague au timbre de lendemain de soirée, c’est aussi un multi instrumentiste instinctif mais instruit). Il y a encore ces éléments synthpop, mais enterrés sous un mur de son plus ou moins noisy. Grosses basses, batterie de chantier naval, ça pète de partout – guitares qui hurlent, des synthés post apocalyptiques et des vocodeurs sortis d’on ne sait où (Si! Peut-être inspirés par le Kanye West de My Beautiful Dark Twisted Fantasy). Mais l’album offre également des moments de beauté évidente.
Julian revient – donc – et il n’est pas content. Ça s’entend tout de suite, il n’est pas là pour nous faire du bien – il était temps ! L’album peint un monde de néons, de caniveaux, d’excès, de cruautés amoureuses, de gueules de bois et de cendriers qui se remplissent. Les paroles – pratiquement incompréhensibles parfois tant il grogne, jappe, rugit – complètent parfaitement la musique, l’ambiance. Sur fond de solitude, de rapport foireux au père, de rage froide, Julian nous invite dans sa psyché en pleine implosion. C’est une grande fuite en avant qui se délite et révèle un regard politique. Ça peste contre « ces multinationales, qui sont devenues les nouveaux gouvernants, la plupart des décisions semblant être prises par ce qui ressemble à des souverains médiévaux » – d’où le titre, Tyranny. Ce disque est un coup de gueule, très critique envers le mode de vie du 21ème siècle (on y trouve, pour nos années 2000, un écho de la manière dont le punk hardcore de Black Flag ou Minor Threat avait vomi les 70s). Le disque arrive à transmettre cette indignation sans pour autant tomber dans les lieux communs indigestes de la protest song. Ici on est politique par nécessité, c’est un cri du cœur.
Musicalement, outre l’extravagance punk et le mur de son, c’est aussi un disque composite. Et ce, dès le single de promotion : un morceau de 10 m qui sample le requiem en D mineur de Mozart. Le genre de pari totalement suicidaire qui finit toujours dans la chaussée. Pourtant, ici, ça marche. La chanson est une merveille, comme on en entend peu ces jours-ci. Ça part ensuite flirter avec une étrange musique latino version 8bit, et ça vire au tropical – toujours pour le meilleur. On s’autorise un détour dans les méandres de la musique moyen-orientale. En un mot, les Voidz ne s’interdisent rien. On dirait même qu’ils s’amusent beaucoup, d’une chanson à l’autre, mais aussi dans la structure de leurs morceaux. Certains semblent souvent en conflit avec eux-mêmes, schizophrènes, comme si ils essayaient de déchirer leur propre enveloppe.
S’ils arrivent à convaincre sur les deux premiers tiers du disque, il faut bien avouer que la fin est plus inégale. Les morceaux sont pour la plupart assez longs, et écouter le disque d’une traite peu s’avérer un peu éprouvant. Leurs expérimentations marchent bien la plupart du temps, sont carrément extatiques par moments, mais l’album perd son souffle. Finalement, la plus grande qualité de l’album – sa créativité débridée – devient aussi son point faible. Et c’est bien la malédiction de l’album : il est trop étrange pour plaire aux fans les plus traditionnels de Casablancas, mais ce dernier est lui-même un musicien jugé trop « grand public » pour réellement intéresser les fans de musiques plus expérimentales. Cet album peinera sans doute à se trouver un publique, ce qui est dommage compte tenu de sa qualité.