On entend souvent qu’il n’y a plus d’« écoles » aujourd’hui, comme il y avait eu le classique et le baroque, le romantisme et le naturalisme. Au XXème siècle, âge d’or des avant-gardes, presque chaque œuvre faisait fleurir une nouvelle étiquette, futurisme, dadaïsme, populisme, théâtre de l’absurde, réalisme socialiste, nouveau roman, beat puis lost generation, etc., qui se succédaient avec les décennies. On écrivait dans l’étroit carcan d’un mouvement, la noblesse ultime était d’en créer un tout neuf. Maintenant, plus rien de tout cela. Sans école qui unifie la disparité des créations littéraires, l’époque croupit dans sa morosité morbide et ambiante. Des critiques, fâchés que la littérature ne puisse plus s’expliquer et se ranger docilement dans des cases connues, iraient jusqu’à crier la fin de l’histoire, l’avènement apocalyptique d’un bordel infini. Pourtant, à bien y regarder, une école littéraire récente se profile dans notre Hexagone, de plus en plus codifiée depuis les années 1990 : c’est l’Ecole du Nombril.
Cette école est un courant français et en général parisien, qui se définit par un récit construit à la première personne, en focalisation interne, de tonalité plutôt autobiographique. Il faut noter « plutôt » car elle ne produit pas d’autobiographies à proprement parler, mais des tranches de vie particulières, comme : la fois où je me suis fait viré de mon boulot et où j’ai sombré dans la dépression, la fois où ma femme m’a plaqué et où j’ai sombré dans la dépression, la fois où je me suis mis à prendre de la coke et à perdre la raison tout en devenant génial. Les récits de l’École du Nombril sont de teneur assez tiède, triste, désabusée, intensément réaliste pour ne pas dire franchement déprimante. Ils décrivent les déambulations d’un « moi » sans cœur ni espoir dans cette garce qu’est le monde contemporain, une ordure permanente, que l’auteur n’aime pas. Cette odyssée d’une vie de bureaux et de désenchantements n’en est pas vraiment une, et c’est de là qu’elle tire sa fierté. Prenant à la lettre le sous-titre cinglant de la Nausée de Sartre, elle créé une littérature où « il n’y a pas d’aventures ». Si le roman a pu servir autrefois à nous amuser, nous distraire et nous évader du quotidien, il cherche ici à nous montrer très précisément la gadoue qu’on voulait fuir, nous plonger la tête au fond de ses sables mouvants et l’y retenir bien enfoncée à l’aide des deux mains.
L’Ecole du Nombril, dont le succès est attesté par son obtention de nombreux prix littéraires, compte parmi ses rangs célèbres L’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, Un léger passage à vide de Nicolas Rey et 99 francs de Frédéric Beigbeder. De facture neuve, ces œuvres plongent pourtant leurs racines dans le passé, mêlant des traditions que jusqu’alors on croyait opposées : d’une part le cynisme du salaud qui jouit de sa propre lâcheté, de l’autre, le romantisme du rêveur insatisfait, incompris, exclu du monde et qui a mal à l’existence. Ces deux personnages d’apparence éloignée fusionnent ici en un seul, sorte d’improbable mélange entre un René de Chateaubriand et un Diogène-le-cynique, punk et sans valeur, arpentant pour nous les méandres de la routine la plus fade (coup de fil au plombier, masturbation devant la télé, vomi sur un palmier-nain). Le héros, souvent masculin, est bien sûr un anti-héros. A la fois rebelle et résigné, il est incapable de se forger une place dans la société actuelle mais sans aucun désir de la changer ; sauf qu’à la différence des figures de proue du romantisme dont la solitude prenait place dans de magnifiques paysages, il évolue aussi dans un anti-monde.
C’est en cela que l’Ecole du Nombril est une littérature engagée : arme et poings levés, elle se bat avec fureur contre la réalité. Celle-ci est détestable, autant que celui qui la raconte, il faut de toute urgence abolir l’un et l’autre. Le roman, artillerie lourde, se présente ainsi comme un journal intime de la déchéance concubine du moi et de l’univers. Ceci va de pair avec un style particulier, très reconnaissable, qu’on qualifierait volontiers d’anti-style, qui proscrit avec soin l’usage de la métaphore, l’effet de rhétorique ou la recherche d’une quelconque beauté, et tout ce qui risquerait de sonner « littérature », puisque celle-ci se définit comme une guerre contre la littérature. Pourquoi enfin l’appeler Ecole du Nombril ? Cette étiquette lui sied à merveille. Elle déploie le récit narcissique d’une ombre qui se pense au centre du ventre gras et puant de l’univers, et ce centre : c’est un nœud.