Retour de l’homme sage du Hip Hop. Lorsque Kendrick Lamar avait sorti good kid mAAd city en 2012, il s’était imposé comme le pionier d’une nouvelles scène hip hop de la côte ouest, se libérant des règles étriquées du gansta rap (l’encombrant héritage de Death Row) pour se placer en tant qu’observateur d’un milieu. Il était à la fois le produit de et outsider dans Compton, municipalité de la banlieue de Los Angeles, gangrenée par les gangs et la pauvreté, et fief de N.W.A. Avec son précédent album, Kendrick avait réussi l’exploit de faire une musique commercialement très populaire, mais profonde et complexe.
Le premier contact avec ce disque a été mitigé : son titre (To Pimp a Butterfly, soit littéraleent « faire tapiner un papillon ») m’avait initialement peu convaincu. Je trouvais la référence au livre de Harper Lee To Kill A Mockingbird de l’ordre du jeu de mots trivial. Puis il faut parler de cette pochette aussi déroutante qu’hilarante, montrant Kendrick, tenant un bébé dans ses bras, entouré d’une horde de gangbangers torse-nu, agitant des liasses, des bouteilles de champ, raoutant sur le parvis de la maison Blanche. A leur pieds, un juge inconscient. Entre ça et un premier single hyper pop, autant le dire : on ne savait pas trop à quelle sauce on allait être bouffé.
Le titre de l’album aurait pu aussi bien être (Not so) Good kid, Mad industry, tant il semble reprendre là où le dernier s’était arrêté. Kendrick nous livre une expérience cinématique (comme lors de son précédent disque) en un sens autobiographique, mais il arrive à toujours rajouter un je ne sais quoi de plus que la simple succession de faits et de scènes qu’il a traversées – il peint une réalité multiforme, variant les points de vue, exhumant les conséquences humaines dont on n’a pas conscience dans l’instant. Lamar ne sombre jamais dans cette facilité qu’est le rejet total de ce qu’on a été/fait. Il se raconte sans tabou, avec ses démons, sa dépression, ses questionnements existentiels, comme des étapes cruciales étapes qu’il a fallu traverser pour devenir ce qu’il est aujourd’hui.
Là où mAAd city avait des sonorités intimistes, apaisées et rêveuses, avec une production léchée, limite pop, Butterfly semble totalement maniaque et décousu au premier abord. Ça va plus vite, plus fort, et ça file un peu le tournis. Les paysages musicaux sont plus denses, avec des saillies dans tous les registres qui ont fait la culture noire-américaine en près de 100 ans d’histoire (la soul à cuivre ou le jazz atmosphérique, ou un funk futuriste rappelant l’OutKast des bons jours, spoken word…). Si le plaisir d’écoute est égal, la profondeur de ce disque est impressionnante, même en comparaison à mAAd city (qui était déjà un des meilleurs albums rap des années 2010). La palette sonore élargie pourra déconcerter ceux qui attendent une œuvre aussi facile que ce dernier. Cela vient nous rappeler que pour les grands disques des années 2010 (Random Access Memories, Strange Mercy, My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Black Messiah, This Is Happening), pas la peine de s’encombrer d’un genre.
La présence constante d’un micro-ensemble jazz – le pianiste Robert Glasper, le rappeur, producteur vétéran et saxophoniste fondu de bebop Terrace Martin (déjà présent sur deux titres de Good Kid) et Thundercat, bassiste virtuose et mélodiste possédé – produit une toile de fond fluide et animée sur laquelle la multiplicité de flows de Kendrick se développe, léonine, confiante et aventureuse comme jamais. En plus des performances, l’écriture est stellaire. La sagesse, le sens de la formule et l’évidence du talent – une écriture à couches multiples – dont le disque regorge tient l’ensemble, concentre les molécules, façonne un album à tiroirs, un béhémoth de 80 minutes qui vous emmènera au plus profond de l’âme humaine. Mais il ne faut pas pour autant croire qu’il s’agit d’un disque de salon, bavard ou genreux : ce que Kendrick crache sur « The Blacker The Berry » ou « King Kunta » vous fera tourner la tête. Résultat, Kendrick réussit le pari fou tenté par André 3000 à l’époque, mais là ou The Love Below était un semi-échec, s’écroulant sous le poids de sa propre ambition, l’essai est ici royalement transformé .
Plutôt que de faire appel aux grands noms du moment pour attirer l’attention, il semble ici qu’il s’agit véritablement d’une histoire de famille. En plus de l’ensemble jazz, on retrouve les inévitables Sounwave et Tae Beast, amis et producteurs de première date, largement aux commandes pour cet opus. La fidèle Anna Wise pousse aussi la chansonnette ça et là. Un coup de fil express de Dre, sorte de parrain bienveillant, vient nous rappeler qu’à défaut de faire sa propre tambouille (même lui n’attend plus Detox), le vieux renard a encore ses doigts dans toutes les bonnes tartes. Snoop Dogg, soutien des premières heures, apparaît comme caution « poids lourd », sorte de quota légende pour un refrain digne de Doggystyle sur Institutionalized. Et nul autre que Georges Clinton, expérimentateur fou post genre et poète allumé de la révolution communautaire, intervient en ouverture, comme pour annoncer ce qui va suivre. Mais le disque fait surtout la part belle à une tripotée de collaborateurs moins connus qui viennent d’avantage de la soul et du funk (le chanteur néosoul Bilal, le producteur extraterrestre post-jazz Flying Lotus) ainsi que la rappeuse Rapsody qui livre une des couplets les plus solides du disque.
Un invité surprise apparait également à la fin du disque : Tupac, le patriarche et Jésus impénitent dont le Hip Hop peine à se passer (T-shirts, hologramme). Mentor dévoilé, bien présent malgré sa mort il y a 20 piges. (Il apparaît dans une conversation fictive, montée à partir d’une interview oubliée du défunt).
Autre particularité de cet album : il est traversé d’un poème, sorte de longue litanie ardue, révélée par étapes entre les morceaux. A sa lumière, chaque morceau est une sorte de parabole (pas besoin d’appeler son album Yeezus lorsqu’on est réellement messianique) Il faut attendre la fin du disque pour qu’il soit révélé dans on intégralité, révélant le sens caché des errances et tribulations de la chenille qui devient papillon – on suit les étapes du développement de la chenille K Dot qui devient finalement la vrai Kendrick Lamar. Ce texte – mi poème mi manifeste politique – sert de liant. Il situe ces morceaux dans un cheminement où on retrouve bravades de ghetto, doutes et rejet de la célébrité, complexe de la mélanine, soif spirituelle, méditations, et acceptation de soi. En cours de route, Kendrick multiplie les points de vue (Institutionalized : lui fait la morale à un pote, et son pote répond dans le second couplet, u où il fait son propre procès). Lamar semble perdu entre toutes ces visions du monde, tente de faire la part des chose. Certains passages font preuve d’une honnêteté crasse, puisant directement dans sa mauvaise conscience. Par moments il se montre vicieux et revanchard, quand par exemple il prend à parti l’assassin d’un de ces amis, aujourd’hui en prison, expliquant à la fin de These Walls qu’il s’envoie sa nana, qui pourtant l’aime encore. Il confesse ses mauvais sentiments, se montre simplement humain, entier. Les morceaux sont bourrés de nuances, de subtilités (refus de victimisation et des réponses toutes faites) qui réclament de prendre le temps de la réflexion.
Toutes les étapes traversées au cours de l’album visent à une finalité : se libérer de l’emprise de Lucifer (Lucy, personnage récurrent du disque qui se révèle à travers les errances nanties et les mauvais sentiments : égoïsme, hypocrisie, vanité…). A terme, cette odyssée parle de l’identité noire aux États Unis (ce qui tombe à point nommé dans le sillage de Fergusson et autres prises de conscience), de la haine de soi et des autres, mais plus largement de quête de soi (en tant que leader d’opinion, célébrité qui ne se reconnaît pas dans le miroir, de la place qu’on se fait dans société consumériste qui essaie de tout récupérer, même l’art qui tente de la renverser).
Devenir un adulte suppose d’accepter ses imperfections, sa futilité et sa mortalité, tout en continuant à vivre selon ses principes, sans baisser les bras. Au long de ses textes, Kendrick explore le parcours – peut-être serait-il plus juste de parler de chemin de croix – qui nous permet d’atteindre cet état d’acceptation et de paix avec soi-même. Buterfly est un appel pour tous les auditeurs à devenir une meilleure personne.
Roboratif ? Peut-être un peu – comme cette chronique. Mais ce disque est surtout une merveille de subtilité et de clairvoyance. Toute oreille curieuse devrait se plonger dans cet album historique (qui vient comme une preuve évidente que la musique, ça n’était pas mieux avant). Il vient aussi confirmer la certitude que Kendrick Lamar est un des rappeurs les plus importants, toutes générations confondues.