Nouvelle gagnante du concours « En Trois Temps » par S.M.
Le Havre bleu-bizarre.
Sur la planète Icipad’Crado _monde des Ho’Tains_ l’équipe du célèbre Zal’ s’en revient de sa mission centenaire. Les voyages temporels lui ont permis, à lui et son équipe, de pouvoir explorer un système stellaire en une centaine d’années, sans subir pour cela les affres de la vieillesse.
Tentons une explication : eux voyager plus vite que lumière, donc temps pour eux et par rapport à planète d’origine est relatif. Compris ?
Les pères Einstein et Henri Poincaré ont tenté d’être clairs sur la théorie de la relativité, mais vu que nous les humains avons du mal d’une manière générale, ils pensent que tout est relatif … Non, le temps est relatif par rapport à chaque planète si l’on voyage à des vitesses vertigineuses et …
Enfin, bref, ce n’est pas le sujet.
Or, donc, voici le rapport du grand et très sérieux Zal’ ; de son vrai nom Passmoa’le Zal’. L’instant est solennel. Les membres de la grande assemblée de l’exploration spatiale se sont réunis au dernier étage de la tour blanche, la plus haute de la capitale d’Icipad’Crado, la millénaire cité de Vilderiches. C’est que Zal’ et son équipe auraient dû faire leur rapport depuis des décennies déjà, mais Zal a réussi à obtenir une augmentation de son temps d’exploration, ce qui lui vaudra davantage de mensualités pour ses points retraites, d’ici quelques trois cent années.
Zal’ et s’on équipe ne portent plus la tenue traditionnelle des explorateurs revenant de missions, composée de chapeaux et vêtements très chamarrés, avec des clochettes partout, qui sonnent dès que l’on respire. Non, au lieu de cela, les explorateurs sont tous habillés semble-t-il à la manière des Aliens de la planète qu’ils ont explorée.
– Pourquoi avoir gardé vos vêtements d’infiltration, Zal’ ? demande le haut-maître.
– Simple habitude, mon pote, te dégoises pas, on va virer nos frusques après !
L’assemblée constate à quel point le vocabulaire et les manières de Zal’ avaient changé. Plus rien de cérémoniel, de solennel ni de sérieux dans sa démarche ou dans ses propos. Les maîtres en étaient indignés, mais habitués à ce que les missions d’explorations soient parfois contraintes à de longues et nécessaires réadaptations.
– Alors ?, demandent en cœur les maîtres, impatients d’en savoir davantage sur cette mystérieuse planète bleue découverte quelques centaines d’années auparavant.
– Alors quoi ?, demande Zal’ en train de se servir à boire puis d’en faire profiter son équipe, tout en roulant une cigarette d’un tabac extra-Ho’Tains.
– Votre rapport ?!
– Ah oui !, dit-il alors que son équipe fait passer de la musique et des liquides hallucinogènes en plein centre de l’assemblée ; ce qui en soit constitue un petit scandale à lui seul. « Par quoi pourrais-je commencer ? … »
– Au point où l’on en est, commencez là où vous pourrez !, dit l’un des maîtres.
– Je n’ai jamais vu une planète pareille, vos seigneuries !
Il parle fort, sans aucune classe, à moitié lavé, mal rasé (à moins que ce ne soit l’inverse). Rien à voir avec le Zal’ des légendes, le guerrier intrépide, le scientifique courageux qui court toujours à la recherche du savoir et d’autres espèce.
– On ne va pas en faire tout un fromage de ma manière d’causer, si ? Vous me mettrez dans une cuve de réadaptation plus tard. Laissez-moi mes derniers instants en tant que terrien.
– Comment ?! Qu’est-ce qu’un Terrien ?
– Sur la planète bleue que vous nous avez demandé d’explorer, l’espèce dominante s’appelle l’espèce terrienne …
– Non, humaine, intervient la belle Pin’ Bech. Ils s’appellent les humains, leur planète s’appelle la Terre.
– Ah, cela veut sans doute dire qu’ils ont colonisé d’autres systèmes planétaires.
– Non, non. Ils ont deux noms. On ne sait pas pourquoi.
– Eux non plus d’ailleurs, continue Pin’ Bech.
– Cette planète, est-elle belle ?
– Ça, on ne pouvait pas faire plus belle planète lorsqu’on y a fichu le premier pied il y a une centaine de leurs années. Selon leur calendrier principal, on était à la veille d’une guerre globale, leurs avions avaient du mal à se décrocher les pattes du sol et étaient faits principalement de bois et de papier … Fallait en avoir des cojones pour monter dans des coucous pareils. Moi, je n’y aurais même pas fait monter ma belle-mère.
– Votre belle-mère est morte dans l’explosion de son vaisseau il y a de cela dix années icipad’crados.
– Bon, je ne vais pas mentir, ce n’est pas comme si j’allais la regretter.
– D’ailleurs, votre femme a demandé le divorce, vous accusant de ne pas avoir été là dans les moments difficiles.
– Ah, ben ça fait plaisir quand même de rentrer ! Vous avez d’autres nouvelles croustillantes comme celles-ci, ou je peux aller me taper une dépression tranquille ?
– Une dépression ? Mais qu’est-ce que c’est ?!, interroge l’un des maîtres.
– Allez-vous finir votre rapport ?!, exige le haut conseiller.
– Techniquement, il n’avait pas vraiment commencé. Où en étais-je ? Ah oui ! Alors, l’espèce dominante est l’humaine. Leur cerveau leur a fait prendre la grosse tête parce qu’ils ont remodelé toute leur planète pour leurs seuls soins…
– Et les autres espèces ? Il y a bien d’autres espèces ?!
– Oui, mais la plupart d’entre eux ne pensent déjà qu’à leur gueule, alors les autres espèces ne leur servent qu’à être mangées ou à faire du pognon.
– Du pognon ? Mais qu’est-ce ?
– Ce sont des bouts de papiers qui sont censés représenter un stock d’or ou d’argent, enfin en tout cas ils sont censés incarner une valeur numéraire véritable. Quand on est parti, ils avaient beaucoup de ces bouts de papiers mais peu de ressources, sauf bien sûr les 1% qui domine l’espèce. Bref, les autres espèces crèvent rapidement au contact de l’humanité. Ce n’est pas qu’ils soient dépourvus de conscience et de bonté _encore que_ mais ils s’en foutent complètement que d’autres espèces disparaissent. Ils s’en foutent lorsque d’autres crèvent sous des bombes, ils applaudissent les connards et vont emmerder les bons.
– Pourquoi vous être autant fondus dans la masse ?
– Les scruter de loin nous fichait le bourdon. Ils sont assez déprimants. Entre eux, ils se détestent.
– Vous voulez dire qu’il y a de l’animosité entre les peuples ?
– Non, pas vraiment. Il y a surtout de la haine et du mépris entre l’élite et le peuple. Entre les 1% et les 99% comme ils disent.
– Pourquoi le peuple ne dépose-t-il pas son élite ?
Zal’ et son équipe regardent le maître qui vient de poser cette question avec des yeux ronds.
– Vous ne pouvez pas savoir. Le peuple ne se rebelle pas … Comment dire ? Ils sont dépourvus de combativité !
– C’est tout ?
– Ils n’ont aucun courage, ils ne pensent qu’à eux. Leur environnement est pollué, ils s’en foutent, ils mangent des saloperies, ils s’en foutent, ils lavent leur esprit avec des choses futiles, ils s’en foutent, leur élite leur vole pour ainsi dire tout, ils s’en foutent. Ils n’ont qu’un mot en tête : « MOI, MOI, MOI » !
– Sont-ils donc si malheureux ?
– Ils le sont. Sinon ils ne prendraient pas autant d’alcools, de drogues, d’antidépresseurs. Ils ne consommeraient pas autant de films pornos et cesseraient d’écouter l’erreur et le mensonge comme ils le font, avec délectation, tous les jours, déclare Log’ Coginé, le médecin de la mission.
– Avez-vous goûté ces produits au cours de votre mission ?
L’équipe d’exploration éclate de rire.
– On n’a pas seulement goûté, on en a planté, on en a distillé ! Ils sont paresseux et sous-développés mais ils savent faire la fête !
– Vous avez donc pu les voir, les toucher, communiquer avec eux ?
– Nos camouflages étaient très au point. Ils ont soupçonné des choses parce qu’au début on était salement paumé mais n’y ont finalement vu que du feu. ‘Faut dire que la plupart ne sont pas très éveillés…
– Quelles sont leurs mœurs, leurs joies, leurs peurs ?
– Ça prendrait trop de temps. Pour leurs mœurs … Je dirais qu’ils sont décadents !
– Décadents ?!
– Ils baisent, ça c’est sûr. Ils ont sans doute atteint des performances hors du commun en la matière, bien qu’aucun de nous n’ait été tenté d’essayer. Ça, la baise, ils connaissent. En revanche, l’amour, la loyauté, la fidélité, la confiance … Bah, tout ça, c’est ringard pour l’essentiel d’entre eux.
– En somme ils ont une mygale de Loqmar au plafond, dit le haut-maître, un peu dépité.
– Ils sont très intelligents mais également très cons ! Leur nature est double. Toujours.
– Ils me font parfois penser aux guerriers schizophrènes de la planète Loco’conio …
– T’exagères là, Toubib ! Les humains ne sont pas aussi cons !
– Ah ouais ? Tu en as vu combien mourir de faim alors que d’autres se faisaient des habits de leurs billets de banques ? Combien se fumer les neurones devant des écrans, toute la journée à se divertir sur des jeux où des gamins prépubères chantent de la merde en excitant le pédophile local ? Combien taper sur leurs voisins quand ils n’ont plus de pognon, et que la banque leur a tout volé ?
– Zal’ et Log’ Coginé, vous semblez en désaccord. Donnez-nous votre sentiment, docteur.
– Ils sont foutus.
– Ne pouvez-vous étayer votre propos ?
– Y a quedalle à étayer ! Je n’ai jamais vu une espèce aussi aliénée, aussi esclave. Esclaves, ils le sont, fiers et heureux de l’être. J’en ai vu beaucoup défendre leur système politico-financier alors même qu’ils savaient parfaitement que cela les conduisait au gouffre. Ils ne réagissent pas. Tous, individuellement, sont persuadés de pouvoir échapper à l’effondrement de l’économie planétaire.
– Et vous Zal’, qu’en pensez-vous ?
– Ils ont un potentiel, vot’ seigneurie ! Ils sont décadents, sérieusement atteints et on ne peut pas compter sur eux pour se redresser tous seuls mais…
– Nous n’avons nous-mêmes, les Ho’Tains, pas toujours été l’espèce sage et avancée que nous sommes. Il y a eu des périodes sombres …
– Où nous avons été sérieusement dans la mouise ! On sait !, dit Log’ Coginé.
– Là où on est d’accord, Coginé et moi, c’est qu’ils sont mal barrés. À moins d’un miracle, leur sort est scellé.
– Pensez-vous que si nous intervenions … ?, se hasarde le haut-maître.
– Au cours de leur histoire, de grands bonhommes ou de grandes bonnes femmes ont joué des rôles civilisateurs, et les ont fait progresser à pas de géants. Cette époque est salement révolue. Pour eux, les grands hommes sont ceux qui ont beaucoup de pognon, quand bien même ils ont une olive à la place du cerveau. Si nous intervenions, ils nous seraient reconnaissants au début, puis ils essayeraient de nous massacrer au prétexte qu’ils veulent être libres.
– Et pourtant, ils sont responsables de leur situation actuelle, non ?
– Oui. Mais c’est plus facile d’accuser des libérateurs d’abolir l’esclavage que de s’abolir soi-même de sa condition, déclare Zal’.
– Et vous, Doc’, que préconisez-vous ?
– Je ne sais pas. Ça veut dire quoi « préconiser » déjà ?
– Désolé, gras maître, notre vocabulaire s’est appauvri au contact de leur langue principale, l’Onglet qu’ça s’appelle. Belle langue à la base mais devenue tellement pauvre avec ce qu’ils appellent la mondialisation …
– Bref, Docteur ! Vous vous remettez notre langue maintenant ?
– Oui, oui, c’est bon. Mon conseil est le suivant : on leur laisse se péter la tronche s’ils le souhaitent ! S’ils sont suffisamment cons pour le faire, qu’ils le fassent ! Nous, on regardera, et lorsqu’ils auront complètement disparus, on prendra leur planète.
– Vous êtes cynique, Doc’.
– Que voulez-vous que l’on fasse ? Ce sont tous des gamins immatures, même les parents sont encore plus immatures que les enfants. Leur planète est toute bleue, elle est magnifique et ils passent leur temps à y balancer leurs ordures. Les espèces sont variées et passionnantes, ils les bouffent. Et celles qu’ils ne bouffent pas, ils en font des sacs, des chaussures, des vêtements ou alors des produits de cosmétiques débiles qui servent à cacher la misère de leur dégénérescence génétique. Ils passent leur temps à acheter et consommer des trucs inutiles, en feignant d’ignorer que ce sont là leurs dernières libertés. Si nous intervenions, au bout de quelques années ils nous rendraient responsables de leurs malheurs. Ils sont avares, ingrats et ignorants.
– Ce sont des jouisseurs !, déclare Pin’ Bech. Ils boivent, mangent, baisent et font la fête. Ce sont leurs principales activités. Leurs droits de oisifs sont légion, mais leurs devoirs inexistants.
– Ça donne plutôt envie de leur balancer des pruneaux, non ?, dit l’un des haut-maîtres, qui se surprend lui-même à parler comme l’équipe d’exploration. « Même leur manière de parler est contagieuse », songe-t-il.
– Conseiller Yapadkoi ! Comment pouvez-vous envisager cela ?
– Imaginons qu’ils se sortent de leur mouise, et qu’ils maîtrisent les voyages interstellaires. Ils vont venir nous emmerder chez nous. À coup sûr !
– Les programmes de recherche militaire sont en passe de maîtriser le voyage interstellaire, déclare l’un des ingénieurs de la mission d’exploration.
– Ah, vous voyez !
– Tranquille !, déclare Zal’. Leurs programmes d’exploration spatiale sont loin derrière nous. Ils ont des millénaires de retard.
– C’est drôle d’ailleurs, s’amuse Pin’ Bech, parce que la plupart sont persuadés d’être soit seuls dans l’univers, soit d’être l’espèce la plus intelligente.
– Ils ne sont pas si arriérés quand même !, s’étonne le Haut-maître.
– Si, répond l’équipe de concert.
– Mais comment ont-ils fait pour survivre en vivant ainsi ?
– Cela fait moins de cent ans qu’ils sont dans leur situation, mais on leur dit que ça a toujours été ainsi et qu’ils vivent la plus belle époque de l’humanité, alors ils le croient.
– Investir autant de temps et de patience pour aller à la rencontre des autres espèces …
– ‘Faut bien des ratés parfois, vot’seigneurie, dit Zal’.
– Zal’, vous êtes le chef de mission, que pensez-vous que nous devons faire concernant cette espèce ?
– Même si ça ne m’plaît pas trop, grand maître, je crois qu’il faut les laisser faire ce qu’ils feront.
– Et s’ils disparaissent en se faisant bousiller la poire ?!
– C’est leur choix. Leur problème. On ne peut pas aider quelqu’un qui ne veut pas survivre, rétorque Log’ Ginéco.
– Aviez-vous un nom pour cette planète avant de commencer votre mission ?
– Pin’ Bech avait proposé « Le havre bleu ».
– Ah, pas mal, en effet !
– Mais finalement, on a adopté « le havre des sots » à l’unanimité.
– Non, on ne peut pas ! Ça ne fait pas assez ‘’académie scientifique stellaire’’ !
– « Le havre des fous » ?
– Pas assez parlant !
– « Le havre de l’espèce qui va disparaître » ?
– Trop long !
– « Le havre bleu des bizarres » ?
– Ça, c’est pas mal. Poétique, chantant, tout ça. On la met en option !
– « La planète des débiles » ?
– Non ! En plus, ça a déjà été utilisé !
– « Le monde des Bulots » ?
– NAN !
– « Planète-orgueil » ?
– Pas assez parlant ! Sommes-nous d’accords pour « Le havre bleu-bizarre » ?
Les hauts-maîtres hochent de la tête à l’unanimité.
– Les inscrit-on en tant qu’espèce intelligente et consciente ?, demande le haut-maître avec un sérieux doute en tête.
– Oui, mais avec la mention « sous-développée » en notes de bas-de-page, précise un autre maître.
Plus qu’un jours pour envoyer vos lettres afin de participer au dernier temps du concours !
On les attends pour lire dans le métro !