Suite et fin de notre article mentionnant le lien entre l’allégorie de la caverne et les trois bande-dessinées que nous avons étudiées : la guerre éternelle de Marvano & Haldeman, Universal War One de Denis Bajram et SOS Bonheur de Griffo & Van Hamme.
Quel pourrait être le lien entre le neuvième art et des récits de philosophes en toge qui se sont exprimés il y a deux mille cinq cents ans ?
Souvenez-vous. Platon décrit une humanité enfermée dans une caverne, qui voit évoluer des images animées sur ses murs, images censées représenter la réalité mais qui sont maniées par des geôliers. L’homme qui parvient à briser ses chaînes et à sortir de cette caverne est celui ou celle qui est d’abord aveuglé par la lumière du jour avant de découvrir que celle-ci est la seule vérité du monde. Ayant vu cette lumière extérieure, il lui est difficile de retourner dans la caverne afin de libérer ses anciens compagnons d’infortune, et lorsqu’il le fait, ceux restés enchaînés refusent de l’écouter et le traitent de fou. Cette allégorie n’est pas seulement reprise dans les bandes-dessinées dont nous parlons mais également dans beaucoup d’œuvres cinématographiques, dont Matrix des Wachowsky et Dark City d’Alex Proyas en sont de bons exemples. Dans Matrix, l’allégorie de la caverne se résume par la phrase que Morpheus prononce à l’adresse de Néo : « Choisis la pilule bleue, et tout s’arrête. Après, tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge, et tu restes au Pays des Merveilles. Et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre. »
L’allégorie présente un lieu d’initiation, un lieu par lequel nous devons tous passer pour parvenir à aller au-delà de la réalité restreinte d’un monde clôt. Sortir de la caverne signifie l’accession à un nouveau degré de conscience ainsi qu’à une liberté à laquelle on ne peut plus se dérober. Cette allégorie a le mérite d’être intemporelle et universelle. Celui qui en est sorti a été capable de dépasser ses propres opinions et préjugés sur le monde qu’il croyait connaître, retourner dans cette caverne implique une confrontation avec les points de vues de ceux restés enchaînés, qui préféreront toujours la sécurité de leurs chaînes aux incertitudes du monde extérieur. Voilà pourquoi celui qui s’extrait de la caverne est d’abord seul, avant de pouvoir rencontrer ceux qui, comme lui, se sont libérés.
Mais revenons à nos moutons dessinés. Carelli est l’homme qui fait le lien entre tous les autres personnages. Il n’est pas un Prométhée mais c’est celui qui va voir la vérité, et celui qui voudra libérer l’humanité. Carelli finira comme finissent les prophètes. Nous ne pouvons hélas vous en dire davantage. Kalish sortira-t-il de la caverne, que lui et ses compagnons auront paradoxalement contribué à édifier ? Kalish affrontera des épreuves inimaginables. William Mandela parviendra-t-il à se libérer de sa charge vis-à-vis de la dictature militaire qui régit toute l’humanité ? Comment échappera-t-il aux visées eugénistes de ses maîtres ?
Voilà la trame de fond pour ces trois récits, sous forme de bande-dessinées. Comment détruire le sanctuaire de l’homme asservi, pour le remplacer par l’homme libéré ? Et celui ou celle qui veut nous libérer, l’écoutera-t-on ?
Cela a l’air simpliste mais autant le scénario que la manière dont il est traité mérite le détour. Bien sûr, nous aurions pu parler du Transperceneige de Jacques Lob & Jean-Marc Rochette, ou d’autres récits reprenant l’allégorie, mais notre choix s’est porté sur ces trois bandes-dessinées car elles gagent à être connues.
La fin des trois personnages principaux est sensiblement différente et nous ne pouvons guère vous en dévoiler davantage. Une fin tragique n’est pas obligatoire, montrant ainsi que la libération est possible ; possible mais hélas toujours conditionnée par des épreuves dont le dénouement est souvent tragique. L’allégorie exprime toute la difficulté pour l’humanité de se libérer, et décrit en quelque sorte les étapes qui rendent cette libération envisageable : la première de ces étapes est de concevoir notre propre ignorance. Si les épreuves de la libération sont ardues, l’aliénation et le mensonge ne sont rien d’autre que des abjections qui enrégimentent l’humanité, lui dictant ce qu’il faut dire et ce qu’il faut penser. Nous ne serions que des marionnettes, des machines dont les gestes et les pensées seraient articulés par des forces extérieures. Il en est ainsi de la condition humaine et ni Platon ni Socrate n’ont attendu le karatéka Néo pour comprendre comment s’en soustraire. Les humains ne sont pas des machines mais ils agissent pourtant comme tel, et veulent de surcroît plonger au plus profond de la caverne en devenant des cyborgs au travers du transhumanisme, vendu comme une mode supplémentaire sans conséquences.