Depuis l’époque où nous étions tous courts sur pattes, l’enseignement de la littérature a pris une place prédominante, ce faisant nous sommes peu au fait de ce qu’apporte la bande-dessinée en matière de politique et de philosophie. Le Grand Bestiaire se charge de rétablir quelque peu l’équilibre en vous présentant aujourd’hui trois œuvres majeures de cette forme d’expression artistique : La Guerre éternelle[1], SOS Bonheur et Universal War One.
La bande-dessinée passe encore pour un art mineur par rapport à la peinture ou l’écriture, bien qu’étant une association des deux. Quand il s’agit de sujets politiques ou philosophiques, on se reporte immanquablement vers les livres, principaux moyens de transmission du savoir depuis des millénaires. Et lorsqu’il s’agit du roman allégorique, nous tournons le regard vers 1984 et Orwell. Or, la bande-dessinée a connu aussi ses génies. Bien entendu, tout le monde connaît les personnages ludiques tels que Spirou, Boule & Bill, Astérix, Lucky Luke, mais qui connaît William Mandela, Edward Kalish, le commissaire Carelli ? C’est que ces personnages ne sont pas ceux de contes féériques ou ludiques mais ceux d’histoires tragiques, creusant la question de notre liberté individuelle et collective.
Ces personnages font tout trois partis de récits anthologiques ou science-fictionnels : ils sont plongés dans un univers soit chronologiquement très proche de nous, soit au contraire très reculés dans le futur.
Dans la Guerre Eternelle de Marvano & Haldeman, William Mandela est soldat puis officier de l’AENU[2], en guerre contre une espèce extraterrestre _les Taurans_ dans un conflit qui dure un millénaire. Le récit tourne autour de Mandela : lucide sur sa volonté de survivre, il l’est également sur le système étatique disposant autant de sa vie que de son esprit. Mandela passe son existence à servir un état dont il n’a jamais partagé l’idéologie. Il ne peut plus s’adapter à son univers car il reste un homme du XXe siècle, et que l’humanité a changé bien plus vite que lui ne l’a fait. Mandela est le marginal de son futur.
Kalish est membre de l’escadrille Purgatory et le génie en physique théorique dans Universal War One. Lui et ses comparses sont des militaires, mais aussi des repris de justice. Ce chef-d’œuvre de Denis Bajram raconte une guerre entre l’U.E.F[3] et le C.I.C[4], à la fois libéral et colonial. Le C.I.C cherche à s’emparer de tout le système solaire, ainsi qu’à imposer la loi du marché à toute l’humanité, une tyrannie à laquelle nul ne peut échapper. Seul Kalish détient la clef pour résoudre le conflit et libérer l’humanité ; il ne la découvrira qu’après de terrifiantes épreuves.
Carelli est un simple commissaire de quartier dans cet autre chef-d’œuvre qu’est SOS Bonheur, de Griffo & Van Hamme. Le récit se déroule en Belgique dans un futur proche, et décrypte une sournoise dictature à travers plusieurs petites histoires sans liens apparents entre elles. Cette grande bande-dessinée est peut-être moins connue du grand public mais c’est à notre sens l’œuvre majeure de Van Hamme. Les technologies ne s’affichent presque pas, à tel point que l’on peine parfois à distinguer l’époque du récit de notre propre époque tant elle nous semble très contemporaine. C’est de loin la plus immédiatement réaliste des trois bandes-dessinées.
Bien que semblant éloignées, ces B.D se ressemblent. Les « héros » ont en commun de vivre au sein d’une dictature terrifiante, dont ils ont le plus grand mal à se libérer, quand ils y parviennent. Ils vivent dans un décor qui ne nous est pas si distant en terme de technologie comme de mentalité. Les futurs dépeints paraissent plausibles. Les personnages principaux de ces récits sont chacun à leur manière des marginaux.
Cependant, le plus réaliste au sein de ces trois récits demeure la métaphore politique. Le point commun est le sujet de fond : la question de la liberté de l’être humain. Chacune de ces B.D. reprend différemment l’allégorie de la caverne racontée par Platon dans son livre VII de La République. Nous en parlerons dans la seconde partie de cet article mais sachez qu’en dehors de l’aspect philosophique de ces récits, leur lecture vous permettra de découvrir combien ces B.D sont purement et simplement des chefs-d’œuvre.
[1] La guerre éternelle était d’abord un roman, écrit au moment de la guerre du Vietnam, par l’étasunien Joe Haldeman. Le livre est au moins aussi bon que son pendant dessiné.
[2] « Armée d’Exploration des Nations Unis ».
[3] « United Earthes Forces », les forces armées de la fédération terrienne.
[4] « Compagnies Industrielles de Colonisation ». C’est sous ce sigle que se sont alliées les plus puissantes multinationales du monde.