Le mouvement normcore en témoigne : il est de plus en plus difficile aujourd’hui d’être subversif. Cette esthétique à la pointe de la mode, détectée au printemps 2014 par plusieurs magazines dont le New York Times, consiste en une banalité vestimentaire poussée à l’extrême et qui se veut l’apanage des rebelles les plus branchés. Un jean sans intérêt, une paire de chaussures bidon et une vieille polaire verdâtre un peu moche : voilà le nouveau costume de la jeunesse la plus folle, qui se targue d’un tel anticonformiste qu’elle se range sous une normalité maximale. Ainsi voit-on déambuler des amoureux de la contestation qui, laissant le dresscode du bobo, du punk, du hipster ou de la rockstar, expriment leur différence à travers un attirail sobre et bien-pensant.
Ce paradoxe est loin d’être isolé. Pour avoir l’air révolté de nos jours, il ne faut plus composer de protest songs et fréquenter les bars batcave de New York. Il faut avoir l’air tout à fait ordinaire : aussi révolutionnaire et hors-norme que tout le monde. Parmi les artistes en vogue, on ne repère presque aucun talent de renommée internationale qui ne fasse pas quelque chose de choquant, sulfureux, extravagant et infiniment provocateur, comme tronçonner des vaches en deux ou exposer des cadavres dans du formol, exposer un bête objet prosaïque pour remettre en question tout ce qu’est « l’art » depuis le début des temps ou se contenter d’un petit dessin d’enfant pour marquer sa révolte contre les institutions. Rares sont aussi les écrivains qui font un simple récit, le récit normal d’une histoire comme on avait la sottise de les faire autrefois : il faut s’exprimer dans une langue parlée et à la limite du vulgaire, truffée de revendications, de dépression et de vomi, qui pousse à son comble la logique du nouveau roman pour subvertir toutes les instances traditionnelles de l’écriture, du personnage à la poésie. On a bien compris maintenant, merci : rien ne sera plus comme avant. Il n’y a plus de distinction entre ce qui est subversif et ce qui ne l’est pas, puisque la subversion est la mode, elle est le politiquement correct de notre génération, le nouveau mot d’ordre qu’exclament des millions de marginaux identiques et grégaires, au point qu’on ne sait même plus tellement ce qu’elle veut subvertir.
La mort de la subversion était attendue, préméditée. Elle se situe de façon assez logique dans les suites du triomphe des idées contestataires à l’apogée des années 1960. A cette époque, il était encore drôlement houleux d’affirmer que l’homme est libre et qu’il faut critiquer comme Foucault les structures d’enfermement où l’y jette la société, qu’il faut promouvoir contre les tyrannies la paix, la justice et la démocratie, protester contre la guerre du Vietnam et le carcan d’institutions poussiéreuses et vieillottes. Aujourd’hui, tout cela sonne creux. Le premier qui l’affirme est un génie révolutionnaire et les milliers de suivants des moutons qui lui emboîtent le pas. La reprise sans cesse remâchée de ces combats qui furent l’or d’un engagement sincère et crucial en offre une version délavée, déteinte, affadie qui métamorphose des paroles à haut risque libertaire en tartes à la crème. Ce ne sont plus des feux d’artifice brûlants lancés par des visionnaires, ce sont des slogans. Qu’est-ce qui peut mieux attester du succès des luttes contestataires, que le constat qu’elles sont tellement passées dans les mentalités qu’elles incarnent le nouveau conformisme ?
On vit dans un monde où tout le monde veut être différent. Allez chez Pimkie, Jennifer ou les chinois du 12ème arrondissement et vous y trouverez des tee-shirts en matière synthétique rose où il est écrit « PUNK » avec des clous, des culottes à tête de mort ou des bonnets « rebelle ». Qu’est-ce que c’est aujourd’hui d’avoir son identité à soi, de se situer hors du moule ? Qu’est-ce qu’on peut dire ou penser de réellement subversif, qui n’ait pas déjà été repris par une foule d’alternatifs qui le martèlent en chœur ? Est-ce encore choquant de dénoncer les infamies des guerres et toutes formes de coercitions, de crier que le harcèlement au travail c’est mal ou que l’homme est très vilain vis-à-vis de la planète ? On ne sait plus trop ce qui est contestataire de nos jours. Être anarchiste, athée, mener sa propre vie sans foi ni loi ? Ou pour être encore plus anticonformiste, être un mormon convaincu dans sa chemise étriquée qui soutient le colonialisme et la royauté ? La révolte a disparu et ceux qui lui succèdent, par masses de vautours tapageurs et semblables, s’en déchirent le cadavre. On a l’impression que pour être original et unique de nos jours, il faut juste aimer la vie sans militer, et essayer en silence d’être heureux.