Encore une année passée, bombardés de singles toutes les semaines, à en choper le tournis, à suivre les modes d’une saison (Hotline bling anyone ?) et voir les carrières plastiques se faire et se défaire. Il s’en est passé des choses en 2015 – et pas que des bonnes – mais musicalement l’année a été très riche. Le grand bestiaire a passé l’essentiel de ces douze moins à écouter des disques, et convaincre l’entourage de faire de même.
Aussi, cette rétrospective est l’occasion de faire le bilan (calmement) et se (re)plonger avec plaisir dans ces albums qui ont constitué (ou qui auraient dû !) la bande son de cette année. Cette fois encore on s’intéresse à un disque qui s’écoute du début à la fin, une œuvre entière et complète, et un certain nombre des meilleurs morceaux de l’année manquent donc à l’appel.
L’album, un format obsolète ? Pas sûr. Un rapport de la Recording Industry Association of America (RIAA), l’organisation des professionnels américains du disque, nous apprend que pour 2015, la vente de vinyles a rapporté davantage que les plateformes de streaming. La tendance n’est d’ailleurs pas près de s’arrêter puisque quasiment la moitié des acheteurs auraient moins de 25 ans. A côté de ça, Adèle enchaîne les records avec « 25 » (l’album le plus vendu de l’histoire une semaine après sa sortie). Non content de ce tour de force, la diva boude les plateformes de streaming, à l’instar de Taytay, alors que ce secteur en pleine expansion est devenu un passage obligé pour une majorité d’artistes.
Si le hip-hop est toujours le courant le plus innovant du moment, 2015 a vu le retour d’une house colorée visant vers la pop, et des musiques à guitares, que les plus fainéants entèrent tous les ans à grand renfort de slogans carton-pâte. Les vétérans croisent le fer avec les jeunes pousses, les danses endiablées et les passages à vide s’alternent sur fond d’une myriade de pochettes de tous types – assez moches pour certaines. Cette année marque aussi le retour d’un artiste français dans le top – fait assez rare pour être mentionné – et, spoiler alert, non, il ne s’agit pas de Nekfeu. Bien qu’absent de la liste, le dernier Eagles of Death Metal occupe une place toute particulière dans nos cœurs. Si l’album avait quelques très bons morceaux, il tombe à plat sur la durée, et on lui a préféré des sorties plus marquantes. Puis en parler serait s’obliger à faire mention de ce crétins érotomanes de U2
Une pensée également à Beach House, qui rate de justesse ce top, non sans avoir sorti pas moins de deux disques magnifiques cette année.
Les disques sont présentés dans l’ordre chronologique.
Kendrick Lamar – To Pimp a Butterfly (triomphe hip hop)
Le petit prodige de la West Coast frappe fort avec un troisième album magistral. Entre Trap, Boom-bap, G-funk, jazz, funk dégoulinant et rythm & blues, spoken word, ce péplum de la musique américaine se plonge dans une Amérique post Michael Brown, où Kendrick se cherche entre star et messie. Exigeant mais gratifiant, ce disque offre une profondeur d’écoute que personne d’autre n’a su atteindre depuis des années.
Plus de babillages ici la chronique du Grand Bestiaire.
Sufjan Stevens – Carrie & Lowell (folk émouvante)
Cinq ans après The Age of Adz, Sufjan Stevens revient avec un disque minimaliste, tout en subtilité, inspiré par le décès de sa mère – une schizophrène dépressive et accro à la drogue, morte d’un cancer en 2012. Loin des arrangements baroques et des expérimentations électroniques qui ont fait son succès, il nous livre ici un album dépouillé et tendre, discrètement brillant au fil de scène personnelles et touchantes. Le son dénudé nous donne l’impression de l’écoute pour une première fois à nouveau. Il parle sans ménage ni effets de manche de famille, dépression, peines, masturbation et de foi. Il confiait à Pitchfork media dans une interview, « Avec cet album je cherchais à sortir d’un monde de faux semblants. (…) Je n’essayais pas de dire quelque chose de neuf, d’innover ou de prouver quoique ce soit. Ça a l’air ingénu, dénué d’ambition artistique, ce qui est une bonne chose. Ce n’est pas un projet artistique ; c’est ma vie. » Et accessoirement une œuvre profondément émouvante.
Courtney Barnett – Sometimes I Sit and Think, and Sometimes I Just Sit (Rock en état de grâce)
D’abord il y a cette voix qui nous frappe en pleine gueule. On écoute, on n’a pas vraiment le choix (l’accent y est pour quelque chose). Le pied tape et on se laisse guider. Courtney Barnett est la preuve que le rock’n’roll n’a pas besoin de se réinventer pour avoir une seconde vie. Ici, ça sonne clairement comme les années 90 (le rock alternatif, le grunge ici et là), mais le disque est étrangement rafraichissant. Les riffs sont efficaces, et les textes, sous forme de confessions faussement terre-à-terre, sont truffés d’humour et de d’intelligence. Ça grogne puis ça ronronne. Et tout se fait dans une évidence de tous les instants. L’album se dévore comme ce roman qui vous a tenu en haleine cet été. L’australienne fait preuve d’une maitrise et d’un charisme incontestables, ce qui n’est pas donné pour un premier album. Courtney n’a rien à prouver, et elle le prouve. L’hymne « Pedestrian at Best » vous réserve des écoutes compulsives, alors que Depreston est une des ballades les plus réussies de l’année.
Young Thug – Barter 6 (Weirdo deviendra roi)
Dans l’hyper-créativité un rien brouillon de la scène hip hop d’Atlanta, Young Thug arrive sans peine à sortir du lot, et s’imposer comme la voix à suivre. Avec un mélange de provocations bas de gamme sur les réseaux sociaux et cet aura naturel de superstar, le sale môme a su faire parler de lui. Et la musique est – pour une fois – à la hauteur de la hype. Si le thugger a sorti pas moins de trois mixtapes de qualité cette année, c’est Barter 6 qu’on a retenu tant par le niveau de ses production, l’absence de remplissage (tare commune dans les mixtapes ces jours-ci) et la volatilité de sa voix. Sur cet album, il rappe, chante, couine, gémit, jappe, grince, avec ou sans autotune. Et le pire, c’est que ça marche. Ce festival de sons et d’ânonnements (franchement on ne comprend pas tout ce qu’il dit, mais ses textes ne sont pas sa principale force) devient assez vite hypnotique. Il suffit d’écouter le morceau d’ouverture, avec son beat atmosphérique, les roucoulements nonchalants du stoner, et Birdman qui nous tombe dessus comme une tonne de briques, et la messe est dite. Et il signe aussi une des meilleures chansons de l’été sur l’album de Jamie XX. 2015 serait-elle l’année de Young Thug ?
Flavien Berger – Léviathan (New wave subaquatique)
Le français nous offre un disque de pop complètement halluciné, entre variété et krautrock, déroutant tant par ses plages musicales luxuriantes que par la poésie surréalités de ses textes. Les mélodies sont simples, mais s’estompent peu à peu pour devenir des entrelacs de nappes contemplatives. Bricoleur, manipulateur de sons, Flavien, 28 ans, fredonne doucement ses illusions et désamours. Il nous invite à le suivre dans ses expérimentation solitaires, minables et grandioses, comme un Alan Vega des années Suicide. Tout passe au fils de ces longues déambulations, même le kitch – surtout le kitch –, mais ses chansons sont trop singulières pour que ça choque. Plein d’autodérision, mais jamais ridicule, cet album est une virée dans la tête trouble et aquatique d’un homme profondément mélancolique mais plein de malice. On en sort un peu échevelé, mais heureux. Et puis on apprend une des choses les plus fondamentales pour passer l’hiver à Paris : « le soleil c’est joli après la pluie. »
Nick Höppner – Folk (Techno émotive)
Nick Höppner est une véritable institution sur la planète techno, malgré un goût prononcé pour la discrétion. DJ émérite et producteur versatile, il a aussi été pendant ses sept premières années le manager du label übercool Ostgut Ton, affilié au temple de la techno snob, le Berghain. Il a ainsi créé l’identité de ce qui est probablement encore aujourd’hui le label le plus influent de la techno berlinoise. Malgré le penchant panthéon industriel du label, on entre ici dans un monde de rêverie et d’émotivité. De quoi rassurer les détracteurs d’Ostgut. Les morceaux se déploient, pleins de finesse et de subtilités, avec une texture très évocative, et une production toujours irréprochable. L’album n’oublie pas son rythme. Les percussions cognent comme une locomotive qui se met en branle irrésistiblement, jusqu’à une extase transpirante. Folk est une invitation à danser, dodeliner, gamberger, entre les befores, les pistes de danse bondées, les bus de nuit ou ces trains du petit matin. Toute une vie comme dans un rêve, pour un putain de disque.
Blur – The Magic Whip (Britpop à papa)
L’Hyperactif Damon Albarn n’en rate pas une : collaborations avec ses idoles de jeunesse sur the Good the Bad and the Queen, comédie musicale, album solo, et l’impressionnante révolution de Gorillaz. Mais force est de constater qu’on ne l’attendait plus trop avec ses vieux frères d’armes de Blur – surtout après 12 ans, et le départ un rien houleux de Graham Leslie (!) Coxon. Et pourtant, l’effet est brillamment transformé par les survivants de la britpop, avec un disque subtil, émotif et séduisant. Méditatif et élégant, cet opus est une combinaison des atouts développés par chaque musicien lors de sa trajectoire solo, tissés avec les signes distinctifs qui ont fait les succès du groupe. Il y a aussi un sens d’aliénation du voyageur qui transparait à travers tout le disque, écrit et enregistré entre plusieurs villes. Cependant la force principale de Blur, c’est aussi de savoir rester fun. Mélodies entêtantes, timbre enroué, arrangements bancals mais réussis, ce disque s’écoute et se réécoute comme on mange une friandise.
Donnie Trumpet & The Social Experiment – Surf (Neo soul ensoleilée)
Derrière ce nom à rallonge se cache un projet collaboratif, mené par Nico Segal (a.k.a. Donnie Trumpet), le jeune prodige Chance the Rapper et une flopée de musiciens, chanteurs de beatmakers. L’album accueille également quelques grands noms venus donner de la voix (B.o.B, Busta Rhymes, J. Cole, Janelle Monáe, Big Sean, Quavo – oui oui, le débile de Migos qui fait une apparition jouissive sur Familiar – et Erykah Badu, pour ne citer qu’eux). Le tout en indé – ce qui en fait certainement la sortie la plus cool de l’année. Musicalement, cette bombe de hip hop jazzy et funkoïde est un concentré de bonne humeur, de punchlines, de drills trap, de pianos rebondissant et de solos de trompette plus épiques les uns que les autres. L’album est d’une rare densité, variant entre les styles, mains maintenu par un rythme effréné. Il peut également s’écouter comme de la musique festive et facile. A se demander si ça n’est pas ça, justement, la musique de demain. En plus, l’album est disponible en téléchargement gratuit sur iTunes. Pourquoi s’en priver ?
Jamie xx – In Colour (Sampling as an art)
Enfin un album de Jamie xx ? Avec pas moins de cinq ans d’attente, on avait placé la barre assez haut. D’autant que les jeunes producteurs hyperactifs au toucher de Midas commençaient à nous agacer – Nicolas si tu m’entends ! Et pourtant, difficile de trouver à redire : In Colour est magistral. Riche et fluide, cette première galette réussit à dérouler le fil conducteur de la carrière du producteur surdoué au fil de morceaux qui alternent UK garage, house, pop, rave, et tube dancehall 2.0 ! Plus que tout, ce disque est un voyage par sampler interposé dans la discothèque de Mr Jones. Et il nous régale, entre disco, techno de festivalier (à nouveau Orbital !) ou soul poussiéreuse. Et bien sûr, sa marque de fabrique : les steel-drum. Cet instrument si particulier pour son timbre mi-festif, mi-mélancolique, donne aux morceau une espèce d’aura mystique, une profondeur empathique inhabituelle dans la musique électronique, d’ordinaire plus concentrée sur le groove que sur la profondeur mélodique. Cette exploration se révèle être un travail d’orfèvre, largement décevant en bruit de fond, mais fascinant lorsqu’il a toute notre attention. On découvre plus de profondeur aux morceaux à chaque écoute.
Vince Staples – Summertime ’06 (Crise d’angoisse)
Il y a de l’orage dans l’air. Vince nous emmène dans pour virée du côté sombre de la Californie (« des sentiers battus, avec leur foule de désespérés »). Il ne faut pas se fier à ce titre ensoleillé, ici c’est l’éclipse totale. Et la musique est aussi sombre que cette pochette volontairement révérencielle (Joy Division, un autre nom qui cachait une souffrance de tout). Avec son rap sombre, épais, il nous tire vers un univers de désillusions, de colère froide et de paranoïa collective. L’image se dessine lentement mais implacablement. Les prods caverneuses et volatiles, cognent de plus en plus avec un sens de veau l’eau – certains morceaux semblent se désagréer au fil des couplets, et on demande s’ils tendront jusqu’à la fin. Le malaise dure, le temps se fige, et tout au long de ce double album on arpente les rues du bord de mer comme on le hanterait. Fascinant. Son auteur lui-même semble avoir baissé les bras : « La jeunesse a été volée dans toute la ville cet été là, et il n’y a plus que moi pour le raconter. » Get well soon, Vince.
Leon Bridges – Coming Home (Soul & Gospel)
Prêts pour un voyage dans le temps ? Texan inconnu au bataillon, Léon entre dans l’année par la grande porte, avec un disque tout neuf, droit venu d’une autre époque. Sa soul est riche et dansante et cet album est un génial péché mignon pour nostalgique, tout en orgammon en juke box et en messe le dimanche. Avec une voix de crooner velouté à la Sam Cooke (on n’est vraiment pas loin du compte, ce qui en dit long) Leon fais les jolis cœurs. Il est question de traverser le Mississipi à la nage par amour, de nuits blanches et de robes à pois. Leon dégage une aura de classe et d’aisance assez hors du commun, qui donne une dimension jouissive à cette collection de titre d’un classicisme propret – on n’est pas loin du guide de l’album retro soul, sans pour autant tomber dans le piège. Les cuivres sont splendides et les chœurs doo-wop donneraient la bougeotte à un mort. Vous en reprendrez bien un peu ?
The Internet – Ego Death (R&B de chambre)
Pire nom pour une recherche Google ? Derrière ce patronyme peu avisé se cache Syd tha Kyd – diva discrète d’Odd Future – et Matt Martians, producteur multi-instrumentiste. Avec un ensemble funk, ils ont accouché d’une merveille R&B, toute en grooves doucereux et textures jazzy, sur une batterie hip hop tantôt caressante, tantôt pachydermique. Syd chante ses histoires de filles avec une voix envoutante et une drôle de candeur. L’atmosphère très sensuelle et sereine cache des maux de cœur et une vie qui semble éclater avec la célébrité, les tournées… On suit ça comme un réquisitoire après une engueulade de cuisine de trop, et toutes ces baises pour mal se réconcilier. La production met parfaitement en valeur la performance émotive de Syd, et il faut plusieurs écoutes pour en saisir toutes les subtilités. Ce troisième opus marque un progrès impressionnant pour le jeune groupe, et il a certainement déjà servi de bande son à des weekends cochons un peu partout dans le monde.
Julio Bashmore – Knockin’ Boots (Feelgood house)
Julio Bashmore sort un premier disque – format souvent jugé désuet dans le milieu techno / house. Généralement, pour tout album on doit se contenter d’une collection de chansons, davantage assemblées par la facilité que la volonté de réaliser une œuvre cohérente. Cet album fait exception. Si dans ses débuts le producteur avait connu le succès avec une musique assez musclée, et résolument influencé par la scène Bass britannique, il semble s’est progressivement orienté vers un son plus grand public. La tendance continue ici, avec une production très chaleureuse et colorée. Comme ses amis de Disclosure, Julio Bashmore fait dans l’ode moderniste à la house des années 80, où les voix étaient encore très présentes. Mais contrairement aux deux frères – qui ont choisi la voie du mâtinage pop/r&b – Julio lui privilégie une approche plus brute et retro. Si la bonne humeur est aussi en rendez-vous, la mélodie facile est délaissée au profit de repiquages disco ou d’exploration hypnotiques, irrésistibles sur un dancefloor. On sent qu’il s’est fait plaisir à enregistrer ces morceaux, et c’est très rapidement communicatif. Julio Bashmore sort la house du circuit club, plus le bonheur du plus grand nombre – sauf, peut-être, les puristes.
Tame Impala – Currents (psychédélisme doux)
En studio, Tame Impala se limite en réalité à Kevin Parker, multi instrumentiste touche-à-tout, ce qui explique des évolutions considérables d’un album à l’autre : seul aux manettes, il suit ses lubies. Et ce nouvel opus divisera certainement autant que son prédécesseur. Avec des atmosphères plus aériennes, des guitares largement délaissées pour des synthétiseurs, les fans d’Elephant n’y trouveront pas forcément leur compte. Le riff fuzz fait place à des arrangements caressants, des mélodies douces (même si les batteries conservent une lourdeur jouissive) qui détonnent avec des paroles qui le sont beaucoup moins. L’offense va plus loin : le disque est une célébration de cette évolution, détaillée comme les bribes d’un journal que Kevin aurait tenu pendant l’enregistrement. Tout y passe : musique, amours, le temps qui change les personnes, obsessions, doutes et renaissance. La production merveilleuse tient le tout ensemble – les compositions sont à la limite de l’erratique, tout en restant étrangement accueillantes – pour ce qui est certainement l’œuvre d’un des esprits les plus créatifs de la scène rock actuelle.
Destroyer – Poison Season (Pop intello)
Ne pas se fier au nom très heavy metal, Dan Bejar est l’homme le plus intelligent de la pièce. Sans doute le plus doux aussi. Le canadien sort un nouvel opus solo, porté par une obsession du voyage (l’Asie, des visages de femmes d’ailleurs, l’aliénation et Time Square, qui revient à quatre reprises dans l’opus). On le vit d’ailleurs comme une odyssée plein de doutes, de New York à New York, alors que les genres s’enchaînent sans trop de sens, sinon le sien. On a véritablement affaire à un disque multiple, qui passe de la joie enfantine à la plus résignée des tristesses, de la pop jazzy de club à la merveille orchestrale, du charme évident à la Sinatra au romantisme enflammé de Bryan Ferry. Les arrangements sont dans un perpétuel état de grâce, pas loin du travail de Bowie et de Lou Reed dans les années 70. Il faut plusieurs écoutes pour prendre conscience du tour de force qu’est ce disque d’abord déroutant par son ampleur. Au cœur de tout ça, le pardon : pardonner aux autres, mais aussi se pardonner à soi-même. Et puis à nouveau Bangkok.
Gabrielle Aplin – Light Up the Dark (Art rock)
Gabrielle Aplin est largement inconnue du grand publique. Autant la chanteuse semble déchaîner les passions de ses fans, autant elle est totalement ignorée par le reste du monde (à l’exception peut-être de sa reprise semi virale de The Power of Love qui avait fini dans une publicité au Royaume Uni). Si son talent était jusqu’alors indéniable, cette relative indifférence était compréhensible au vu de la pop gentillette de son premier disque. Mais là il va falloir tendre l’oreille. Elle le fait savoir dès le morceau d’ouverture qui nous tombe dessus comme un Niagara. L’affaire est plus sombre, plus rock. Déjà, sa voix a pris une dimension. Il y a partout – composition, orchestration, chant, thèmes abordés – les signes d’une confiance nouvelle. Gabrielle veut sortir de la case « chanteuse pop ronronnant sur youtube » dans laquelle la critique et les blogs l’ont mise. Les arrangements de ce disque sont absolument merveilleux (un mélange de violons miaulant, de piano tonitruants, de synthés aliens, d’effets de guitare hypnotiques, superposés les uns aux autres dans un charmant mélange retro-moderne, pour très surprenant – parce que unique, mais aussi par la puissance quasi tellurique qu’il atteint parfois). Le fouillis ordonné n’est pas sans rappeler le début d’Arcade Fire, parfois même Enio Morricone. On y trouve aussi des influences hip hop (Skeleton), et les moments de sensibilité (shallow love) qui ont fait son succès. Et mieux encore : on sent qu’elle est encore en train de grandir.
FKA Twigs – M3LL155X [pour « Melissa »] (R&B abstrait)
Melissa n’est qu’un EP, et pourtant, il y a de quoi faire dans ces cinq nouveaux titres, et cette galette figure parmi les plus grosses sorties de l’année. Comme d’habitude, la sortie est accompagnée de vidéos très soignées – un véritable court métrage à partir de quatre des morceaux (lien). Si visuellement, le travail de Twigs doit être applaudi ce nouveau projet musical se suffit amplement à lui-même. La palette musicale de la danseuse continue de progresser, avec des basses gémissantes, des rythmiques équilibristes, chinoiseries mélodiques et filtres métalliques, qui donnent un côté maison hantée à ses chansons. Sa voix est de plus en plus assurée (moins de ce chant de tête, vaporeux et noyé dans la mélodie) et retransmet avec plus de justice son impressionnante présence sur scène que ses enregistrements plus anciens. Avec sa sensibilité extra-terrestre, elle nous invite une pour une nouvelle plongée dans ses amours, ses désirs et ses craintes, alors que sa vie devient de plus en plus publique (la miss est fiancée à Mr Twilight, Robert Pattinson). Sexuelle, mais pas pour vendre, elle irradie d’une féminité contradictoire, à la fois fragile et impériale. Et c’est ce bien ce qu’il y a de plus neuf dans cet EP : l’arrivée de la colère. Au détour d’un phrase ou deux, Twigs gronde – une sorte d’éveil du dragon. Nous, on ronronne.
Julia Holter – Have You in My Wilderness (Pop baroque)
1001 jours (ensoleillés). Chacun des morceaux de cette merveille de pop de chambre est une nouvelle histoire que la miss nous raconte en bribes. Ces scènes de vie en plan rapproché se succèdent dans une étrange cohésion. On y entre comme on essaie de se souvenir d’un rêve, dans un confort ouaté et un rien irréel. Tout est question d’atmosphère, et de drapé dans ce véritable chef d’œuvre d’orchestration. La collision entre le folk 70s et la musique classique est un véritable tour de force. Julia Holter a su, dans cet album, dépouiller le romantisme, tout en gardant énormément de texture et de poésie, avec lesquels construire ses dynamiques. On est face à une musique qui est chaleureuse pourtant énigmatique, facile d’accès pourtant complexe, intime et grandiose à la fois. Si Julia se pare par moments d’un détachement qui peut rappeler la carrière solo de Nico, mais les compos restent joueuses et vivides. Avec son élégance de tous instants, son sens du détail et son humour discret, Julia Holter s’impose, dans ces eaux folk et affiliés, comme la songwriteuse la plus douée de sa génération, avec une bonne brassée d’avance.
Neon Indian – Vega Intl. Night School (le groove de tous les grooves)
Attention, kitch assumé. Pour ceux chez qui la pochette n’aurait pas mis la puce à l’oreille, on est dans les années 80 bien crades. Entre synthpop décadente, caraïbes blanches – limite club Med – et flamboyance de dancefloor sur 16-bits, ce disque est un rayon de soleil (ou un coucher carte-postale, selon). Indiscutablement rétro, mais pas que, ce il peut se vanter d’une production hyper chiadée et d’une charge impressionnante de gimmicks irrésistibles – on a même des guitares dans la lignée de Top Gun. Il y a même un gros instant chenille sur C’est la vie. En appuyant sur « play », on entre dans une fête qui bat déjà son plein, et où le DJ fusionnerait Prince et Daft Punk. Construit de manière cinématographique (il se veut une observation continue de l’humanité passés les douze coups de minuit), cet album déploie chanson après chanson dans un climat de légèreté enfantine. Le son totalement glucose et surchargé de cet album pourra en déconcerter certains (il fait l’écouter fort, avec de bonnes basses). Pour les autres, il agira comme une détonation de bonne humeur libératrice.
Grimes – Art Angels (Freak pop)
Quatrième opus pour la cool freak. La reine du DIY, qui sortait des albums bricolés sur garage band a cette fois sorti le grand jeu (elle a appris à jouer de la guitare, du violon pour cet opus). Le résultat est un album pop (limite K-pop par moments) qui flirt avec le punk et la new wave, sur fonds d’arrangements denses et texturées. Grimes sort une galette chargée à bloc, d’une énergie adolescente et communicative. Les textes sont profondément romantiques, mais aussi beaucoup moins naïfs qu’auparavant (« California, you only like me when you think I’m looking sad » ironise -elle dès le second morceau). Le rétro-futurisme est encore de la partie, mais s’y mêlent des accompagnements plus classiques, parfois proches du baroque ou de la musique de chambre. « Je ne suis pas une pop star. Je ne veux pas me mettre dans une position où le public pourrait se plaindre de la bizarrerie de mes compositions. C’est le contraire, à vrai dire : je suis une artiste expérimentale qui fait de la pop. Parfois. » La messe est dite, et le résultat – on peut s’y attendre – est étrange mais aussi superbe.