Certains lundis sont plus durs que d’autres. Hier matin, pour nous ça a été le premier vrai jour de l’hiver. David Bowie, l’homme aux mille visages, est mort à l’âge de 69 ans – et si ses excès des décennies durant le présageaient à un départ anticipé, on ne peut s’empêcher de se sentir arnaqués dans cette histoire. D’autant qu’on n’a pas vu le coup venir.
Les cassandres le disaient mourant depuis plus de dix ans. À force, on n’y croyait plus, on se disait qu’il serait encore là longtemps. Et là, il faut bien reconnaître qu’il a fait preuve d’une exceptionnelle dignité face à la mort (1 album sorti vendredi dernier, 2 clips, pas la moindre suspicion).
Ce chant du cygne habité ne nous a même pas mis la puce à l’oreille. On s’est juste dit qu’il revenait avec un nouvel opus, sombre anguleux et claustrophobe, exalté et mystique par moments aussi – et qui aurait très bien pu n’être que le reflet de son époque. Et là, on apprend qu’il se battait contre un cancer foudroyant depuis 18 mois. David aura incarné le dandysme britannique jusqu’au dernier soupir. Désigné, en 2013, comme « l’homme le mieux habillé de l’histoire britannique » par un jury d’historiens et d’experts de la mode réuni par la BBC, surpassant rois et reines, il a poussé l’élégance jusqu’à dans la mort. Chapeau.
Ecrire sur David Bowie est complexe. S’il a su rester lui-même, il a produit une œuvre volatile, et a multiplié les costumes et les masques, souvent plus intéressé par raconter la vie des autres – qu’ils existent où non – que de parler de lui-même. Passant sans complexe du folk au glam rock, pour enchaîner avec de la soul pinçante, funk glacial, l’esthétisme spatial des synthétiseurs new wave, la pop de dancefloor puis des expérimentations électroniques, il a semé sur son chemin des créations aussi variées que créatives. Mais la plus grande création de David Bowie est sans doute David Bowie lui-même. Pour son 69ème et dernier anniversaire, voici donc un portrait de 9 personnes qu’on a vu en lui au cours de sa vie.
Né David Jones en 1947 à Brixton, quartier pauvre de la périphérie londonienne, il créé David Bowie en 1964 pour éviter toute confusion avec le chanteur des Monkees Davy Jones. Il joue déjà dans un groupe depuis deux ans : the Konrads. Il fonde son premier groupe à quinze ans – la même année où, durant une bagarre, il reçoit un coup de poing qui lui laisse la pupille gauche dilatée à vie. Tout juste apparu, Bowie sait déjà jouer du saxophone, de la guitare et du piano. Il se lance par la suite dans une carrière solo, écrivant pour la radio (adaptant notamment « Comme d’Habitude » de Claude François en anglais pour la première fois). Mais c’est en 1969 qu’il se révèle au grand public avec le titre Space Oddity qui fait écho aux émotions suscitées par les premiers pas de l’homme sur la Lune. David Bowie est né.
C’est en prenant les traits de Ziggy Stardust, extra-terrestre écarlate, que Bowie rencontre un véritable succès durable, se positionnant à la tête de la scène Glam rock bourgeonnante, au tournant des années 70. Cette transformation a véritablement lancé sa carrière, et couvert l’Angleterre de strass et de paillettes le temps d’une drôle de saison. Traumatisé par le Velvet Underground, il compose aux côtés du guitariste émérite et arrangeur surdoué Mick Jones, un rock ambigu mais musculeux qui en fait une superstar du jour au lendemain. Prenant tout le monde de court, il tue son alter ego en juillet 1973, désireux d’explorer d’autres univers. Il commence à multiplier les rôles. D’abord le visage à l’éclair, avec ses allures de travesti défoncé, Aladdin Sane, (« un mec taré » de son propre aveu) puis le pirate spatial Thin White Duke.
Toujours un peu ailleurs, David Bowie aura aussi prouvé qu’il s’agissait d’un Extra-Terrestre. Son plus grand rôle au cinéma sera d’ailleurs celui d’un être d’un autre monde, et le thème de l’espace sera récurent dans toute sa discographie. Avec des prestations scéniques influencées par les cours qu’il a suivis auprès du chorégraphe, acteur et mime Lindsay Kemp, des tenues impossibles, entre futurisme et costumes traditionnels du théâtre japonais, et son physique androgyne, David Bowie révolutionne l’univers du rock, un peu guindé dans ses clichés. Toujours à côté des tendances, il devient une icône bisexuelle à une époque où l’homosexualité était encore largement taboue en Grande Bretagne. Toute une scène se retrouve à se maquiller et expérimenter autour du voile et vapeur. Le monde change de visage, et se met à vouloir ressembler à cet outsider flamboyant. « Bowie n’a pas seulement rejeté les contraintes de la norme hétérosexuelle, il a manifesté son mépris pour le machisme de rigueur dans la pop music de l’époque. S’inscrivant dans la lignée de Wilde, il a ridiculisé les normes de genre », écrit Stan Hawkins, professeur de musicologie à l’université d’Oslo. Bientôt l’Amérique suivrait.
Jonglant avec les styles et les sons, Bowie s’est singularisé comme un Apprenti sorcier tout au long de sa carrière. Il voit les réalisations de Wahrol (spécialement Exploding Plastic Inevitable et la scène travestie de la Factory) et fait monter des danseurs et des comédiens sur scène, construit un décor sur mesure pour ses représentations et prépare des chorégraphies. Il multiplie aussi les collaborations avec d’autres artistes pour faire avancer la musique. Il repousse les limites du studio d’enregistrement aux côté de Brian Eno lors de sa période berlinoise, invite Nile Rodgers (le génie aux cocottes de Chic) pour se réinventer vedette des soirées dansantes dans les années 80… Il se caractérise aussi pour son choix étrange de thèmes, donnant le plus souvent sa voix au fous, aux détraqués et aux marginaux, à mille lieux de la pop gentillette et des carcans étroits du blues et du folk. Citant la littérature russe, Orwell, il joue avec les limites de la musique. Et quand il en a fini avec un genre, il passe à un autre.
En 1975, le monde découvre un Bowie devenu Soulman blanc. Avec son album Young Américans il change son fusil d’épaule, et décide de se mettre aux cuivres. S’entourant de musiciens funk et soul (dont le jeune Luther Vandross et Andy Newmark, batteur de Sly and the Family Stone) il produit un album qui fait danser le monde. Il s’invite même dans les émissions noir-américaines de l’époque. Il remettra ses dancing shoes dans les années 80, signant son plus grand succès. C’est d’ailleurs la seule icône 60s à avoir su se tirer des années 80 avec un peu de dignité (à l’exception peut-être de Georges Harison), et à faire des albums applaudis par la critique, qu’on écoute encore aujourd’hui. N’en déplaise à Lou, Paul et Bob.
Non content d’être un expérimentateur tous azimuts en studio, Bowie voulait aussi que la musique soit vivante. Il était une véritable Bête de scène. Allez, elle est facile celle-là. Parfois les images parlent plus que les mots. Quand on réussit à se frotter dignement aux plus grands, on peut bien se passer d’un long discours.
Amoureux de musique, Bowie a aussi été un admirateur reconnaissant, qui n’a eu de cesse de renvoyer la balle à ceux qui l’avaient influencé. Ainsi il est allé récupérer un Lou Reed en pleine traversée du désert, tout juste débarqué du Velvet Underground, et lui a fait réaliser son meilleur album solo. Il donnera une de ses meilleures compositions a Mott the Hoople – dont il est fan – alors que le groupe est au bord de l’implosion. Il ira aussi chercher Iggy Pop en Hôpital psychiatrique pour remonter son ancien groupe, les Stooges et produire un dernier brûlot historique, avant de le lancer dans une carrière solo. L’iguane a exprimé toute sa reconnaissance à l’annonce de la mort de son vieux camarade sur Twitter : « L’amitié de David était la lumière de ma vie. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi brillant. Il était le meilleur. »
Généreux avec ses idoles, David Bowie n’en est pas moins une Influence incontournable de la musique contemporaine. Pionier du Glam rock, il est repris par Nirvana, adulé par Bloc Party, copié par Nine Inch Nails et imité par Brian Molko, l’ado nasal et cerveau de Placebo, et le grand-guignol Marylin Manson lui vole régulièrement ses innovations visuelles avec 20 ans de retard. Ses techniques de production à la fin des années 70 consacrent une avancée majeure dans l’enregistrement studio qui marque encore les esprits. Il génère aussi à la fin des années 70 et dans les années 80 une série de clones (liste est longue – il faut choisir les meilleurs) dont Garry Newman, Peter Murphy de Bauhaus ou encore un jeune Ricky Gervais.
Musicien célébré, il sera aussi Passeur de témoin. Après être allé chercher ses vielles idoles dans les poubelles de l’histoire pour les remettre au goût du jour, il accueillera les nouvelles générations chaleureusement, chantant les louanges de Trent Reznor, des Pixies, de Radiohead, ou encore en offrant leurs premières scènes majeures à Arcade Fire.
Et pour ceux qui ne seraient pas encore convaincus de l’importance de l’héritage du Starman, voilà un petit simulateur qui remet les idées en place. Roulez Jeunesse.
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