
Encore une belle trouvaille pour les éditions de la Grande Ourse. Après Repusle Bay d’Olivier Lebé (prix du premier roman 2013) la jeune maison a fait traduire pour la première fois un ouvrage de l’auteur australienne Lily Brett. Le Roman à reçu le Prix Médicis international le 4 novembre dernier. Lily a déjà sorti cinq romans, dont le best-seller « Too Many Men », qui s’est vu décerner prix des écrivains du Commonwealth en 2000.
« Quand j’écris, je n’ai pas d’autre choix que d’être parfaitement honnête, car je veux montrer qu’au-delà de la religion, la couleur de peau et les préférences alimentaires, nous sommes tous les mêmes. »
Lola Bensky c’est Lily Brett. Sauf que lorsqu’on raconte sa vie on ne peut pas tout dire. Il fallait une deuxième L.B. pour n’incarner que le passé, et ça n’est pas la première fois que l’art imitera la vie.
« On partage un grand nombre de névroses » admet l’auteur, dans un sourire complice.
Lily Brett est une fille de Juifs polonais, originaires. de Lodz. Ses deux parents sont les seuls survivants de leurs familles respectives, déportées dans le camp d’Auschwitz. Elle est née en 1946 en Allemagne dans le camp de personnes déplacées, Feldafing. Elle passera par Paris – elle est alors âgée de 4 ans – avant de rejoindre l’Australie, puis dans les années 90, New York. On peut la voir, sur la photo qui suit, enfant sur un manège du Marais, portant un manteau en peau de lapin que son père a troqué au marché noir avant de quitter l’Allemagne.
J’ai rencontrée Lily Brett lors de son récent séjour à Paris, où elle s’est rendue pour recevoir le prix Médicis international. « Je ne me souvenais pas qu’il pleuvait autant. » Lily est à la fois une grande dame et une petite fille. Il y a quelque chose de royal dans cette belle lenteur, sa voix profonde qui exige tout de suite votre attention, mais son regard luisant d’espièglerie, d’éveil, est plein d’une empathie presque trop grande. Sa nervosité disparaît pratiquement derrière sa mélancolie, mais on sait qu’elle est là.
Dans son livre, elle dévoile ses angoisses et ses questionnements existentiels, dans un style très fin vingtième siècle – la grande ville, la tendresse du regard en arrière, et on devine une véritable fortune dépensée durant d’éprouvantes heures de psychanalyse. On n’est pas loin d’un Woody Allen dans l’approche. Pas dans l’intention. Et c’est là où le miracle opère. Ça parle. Lily est profonde mais drôle, honnête mais pudique, réaliste mais toujours tendre.
Mais nous sommes ici pour parler de son livre.
Lola Bensky est une jeune femme de 19 ans, qui a un permis et une famille à fuir. Sans trop savoir comment, elle se retrouve correspondante pour le magazine australien Rock Out. Du jour au lendemain, elle est envoyée en Angleterre, en plein Swinging London, puis à Woodstock et en Californie, où elle va rencontrer toutes les stars montantes de l’époque.
Lola fait des listes : régimes interrompus, régimes à venir, tenues de Cher, membres de la famille de ses parents qui sont morts – mais elle n’aime pas trop cette dernière. Elle est une sorte de Bridget Jones des sixties, drôle de petite femme dans un monde d’hommes, qui parle naïvement des choses de la vie à une époque où on demandait aux musiciens quelle était leur couleur préférée ou quelle marque de guitare ils utilisaient. Ça finit par causer bigoudis et religion avec Hendirx, révolution et déportation avec Jagger, rapport à la mère avec un jeune Cat Stevens, régimes avec Mama Cass et sexe avec Janis Joplin…
Lola se bat aussi contre des fantômes. Toute une famille (en tout 10 oncles et tantes) victime de la Shoah. Elle est confrontée à des témoignages qui n’en sont pas ; devinant une vérité inavouable, elle reconstitue par bribes l’histoire de sa famille, tantôt crue, tantôt nébuleuse – quelques mots marmonnés obsessivement pendant la vaisselle, l’obsession de sa mère avec la minceur. Lola souffre de l’absence de personnes qu’elle n’a jamais connu. C’est le curieux héritage culturel des camps. Elle se demande aussi pourquoi toutes ses interviews finissent par des considérations sérieuses, tristes. Des années plus tard, elle prend enfin le temps de se poser la question, et non, sa vingtaine n’étaient pas très heureuse.
La traduction de Bernard Cohen fait honneur à l’écriture fluide et précise de Lily, tout en conservant un humour discret mais omniprésent. Le livre se lit tout seul, bien que certains puissent déplorer qu’il ne soit pas plus long.
Lily parle aussi des difficultés qu’il y a à vieillir, de l’angoisse qui envahit tout avec les responsabilités, de l’amour qui s’use. Des choix qu’on ne fait pas, et que la vie finit par faire pour nous. Parfois, Lola se retrouve prise dans un tourbillon « d’images de lames tranchantes, de flacons remplis de comprimés, d’immeubles élevés et de l’envie de mourir. »
Ce roman est un touchant témoignage de la génération née au lendemain de la Shoah, pour qui l’histoire reprend. Un groupe qui doit vivre avec ce poids dans leur éducation et leur culture – et l’auteur a sans surprise connu beaucoup de succès outre Rhin. Dans le fond, Lola est quelqu’un qui ne sait pas comment vivre, et le demande à d’autres êtres humains. Ils s’avèrent qu’ils sont ces êtres de lumière qui peuplent le panthéon du rock. Des Hommes comme vous et moi. Elle les raconte, vulnérables, véridiques, avec les mêmes humeurs et les mêmes interrogations que tout un chacun.
Lily Brett signe ici un livre intime et drôle, qui permet de voir de près des icônes qui ont traversé les générations. Et après la légende, tout le monde en sort grandi. « Je voulais simplement écrire les meilleurs portraits possibles », confie t-elle dans son livre. Pari remporté.