
« Nous ne sommes plus au Moyen-Age », adage couramment prononcé pour signifier que nous ne vivons plus une ère de ténèbres. L’un des clichés récurrents est que les hommes de cette époque se sont imaginés que la Terre était plate ! Aujourd’hui, le Grand Bestiaire décortique un stéréotype.
Une Terre plate, triangulaire, cubique, ovale ou ayant la forme d’une banane, comme dans le film Sacré Graal des Monty Pythons n’a jamais fait partie ni des croyances ni de la pensée moyenâgeuses. Ni Christophe Colomb ni Galilée n’ont eu à démontrer que la Terre était une sphère, et ce pour une raison simple : cela se savait déjà.
Saint-Louis (1214-1270), roi de France, représenté avec un orbe.
Le Moyen-Age : l’ignorance incarnée que nous professons tant.
Sans doute que bien des personnes lambda ne savent pas que la Terre est une sphère, néanmoins les érudits le savent depuis l’Antiquité, et peut-être des siècles auparavant. L’Eglise connait pertinemment la sphéricité de notre monde depuis toujours, et ce parce que bon nombre de théologiens et de savants font partie de cette institution. L’école n’est pas réservée aux seules élites[1] : on y enseigne le trivium et le quadrivium[2], non que la Terre est plate.
Qui sont-ils ceux qui ont découvert ou connaissent la sphéricité de la Terre ? Dans l’Antiquité, il y a d’abord Philolaos le pythagoricien (v. 470 – 390 av. J-C), Aristote dans son Traité du ciel, Aristarque de Samos (vers 310-230 av. J-C)[3] puis Eratosthène (276-195 av. J-C)[4], Ptolémée le géographe (90-168 apr. J-C), Saint-Augustin (354-430), Calcidius[5], Jérôme de Stridon (347-419), Macrobe (370-440) et Martianus Capella (Ve s. apr. J-C). Au début du Moyen-Age, Boèce (480-525), Bède le Vénérable (672-725), Jean Scot Erigène (v. 800-876), Herman Contract (1013-1054), Saint-Thomas d’Aquin, Jean Buridan (1292-1363), Nicolas Oresme (1320-1382), le cardinal Pierre d’Ailly (1351-1420) et bien d’autres reprennent la suite des auteurs antiques ; tous considèrent la sphéricité de notre monde comme un fait acquis.
Miniature de l’Imago Mundi du cardinal Pierre d’Ailly.
L’Antiquité tardive n’est pas avare de controverses. Ainsi, Lactance (260-325 apr. J-C) et Cosmas Indicopleustès (VIe s. apr. J-C) dans ses Topographia Christiana sont de ceux qui croient en la platitude de la Terre. Dans les deux cas, Lactance et Cosmas font partie des minoritaires : ils sont raillés pour croire en la platitude de notre monde[6]. Isidore de Séville (vers 530-636 apr. J-C) dans ses Etymologies, Gossuin de Metz (XIIIe s.) dans son Imago Mundi, le cardinal Pierre d’Ailly dans un autre Imago Mundi, Joannes de Sacrobosco perpétuent la tradition antique en affirmant que la Terre est comme une balle. Or, une balle n’a rien de plat. Ou alors il s’agit de changer de définition.
Miniature de l’Imago Mundi (1246) de Gossuin de Metz
Joannes de Sacrobosco (v. fin XIIe – mi XIIIe s.) écrit le Traité de la sphère en 1224. Savant, astronome, il compile l’essentiel du savoir astronomique de l’époque et avance une série d’hypothèses et de théories. Sacrobosco à lui seul prouve que les occidentaux de cette époque avaient de grandes connaissances, et qu’ils les tenaient de leurs études, de leurs réflexions et de leurs échanges avec d’autres peuples. Sacrobosco et les autres prouvent que l’Occident n’était pas fermé, rétif à la connaissance et à l’ouverture sur de nouveaux concepts comme nous pouvons encore l’affirmer.
Extrait du traité de la sphère de Joannes Sacrobosco.
Durant le Moyen-Age, princes, savants, artistes représentent le monde par un globe, et non par une assiette ou une pelle à tarte comme il eût été plus logique si les hommes de cette époque avaient songé que la Terre était plate. La sphéricité est si admise et si évidente que l’on représente Papes et rois en train de porter des globes surmontés d’une croix[7], représentation symbolique de la Terre comme du monde chrétien.
Richard II d’Angleterre, représenté avec un orbe.
Ce mythe de la Terre plate comme croyance profonde durant mille ans d’existence est apparu au XIXe siècle. Invention d’abord due à Washington Irving (1783-1859) qui prétend que Colomb a dû prouver la sphéricité de la Terre aux universitaires de Salamanque. Précisions : Irving était romancier de son état, et n’a rien écrit d’autre qu’un roman. L’invention a ensuite été reprise par Antoine-Jean Letronne (1787-1848), John William Draper (1811-1882) puis Andrew Dickson White (1832-1918), pour finalement conquérir le monde occidental jusqu’à nos jours.
Ce mensonge est si répandu que même des auteurs à succès tel que Daniel Boorstin, en 1983, a affirmé que ‘’Les théories classiques sur les antipodes décrivent une barrière de feu infranchissable entourant l’équateur et qui nous séparerait d’une zone habitée située de l’autre côté du globe. De quoi faire naître dans l’esprit d’un chrétien de sérieux doutes quant à la sphéricité du globe.[8]’’ Boorstin était responsable de la Bibliothèque du Congrès des Etats-Unis de 1975 à 1987, qui compte 22 millions de livres. Il n’en aurait trouvé aucun mentionner Isidore de Séville, Gerbert d’Aurillac (v. 945 – 1003)[9] ou Joannes de Sacrobosco ? Mensonge de bonne foi, ou mensonge tout court ?
Saint-Christophe portant le Christ enfant, lequel porte la Terre ; tableau de 1428.
Pourquoi la majorité de nos contemporains croit encore en ce mythe de la Terre plate enseigné au Moyen-Age ? Hans-Joachim Zillmer, auteur peu connu, affirme lui aussi que l’ « On se sent plongé dans l’obscur Moyen-Age, quand la science et l’Eglise avaient établi irrévocablement que la Terre était plate.[10] ».
Un Moyen-Age où les gens sont suffisamment ignares pour croire que la Terre est plate est une histoire bien drôle … Mais elle est fausse. À force de prendre nos ancêtres pour des crétins, comment se figurer que nos descendants ne vont pas porter un jugement similaire à notre égard ?
Notes :
[1] Jacques Heers, Le Moyen-Age, une imposture, éd. Perrin, p. 272. Heers nous apprend également que l’enseignement n’est pas exclusivement assuré par des prêtres mais aussi par des laïcs.
[2]Le trivium regroupe la grammaire, la rhétorique et la dialectique ; le quadrivium regroupe l’enseignement de l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique.
[3] Aristarque de Samos : premier à mesurer la distance Terre-Lune, également premier à parler de l’héliocentrisme.
[4] Eratosthène calcule même que la Terre fait 39 375 kms de circonférence, au lieu des 40 075 kms réels.
[5] Philosophe néoplatonicien du IVe siècle.
[6] Cosmas Indicopleustès est inconnu en Europe au Moyen-Age, et traduit du Grec vers le Français au XIXe siècle seulement.
[7] Un globe terrestre surmonté d’une croix se nomme un orbe. C’est un insigne royal en France, en Angleterre, au Danemark, en Hongrie etc, depuis le haut Moyen-Age. Sans doute depuis le Ve siècle.
[8] Daniel Boorstin, opus cit., p. 107.
[9] Auvergnat de naissance, Gerbert d’Aurillac est moine puis pape de 999 à 1003 sous le nom de Sylvestre II mais il est aussi philosophe, mathématicien et mécanicien.
[10] Hans-Joachim Zillmer, opus cit., début du livre.
Sources :
– http://philo.pourtous.free.fr/Articles/Patrice/terreplate.htm
– Daniel Boorstin, Les découvreurs, p. 93-113.
– Jean Gimpel, La Révolution industrielle du Moyen-Age.
– Jacques Heers, Le Moyen-Age, une imposture.
– Jeffrey B. Russell, Inventing the Flat Earth. Colombus and Modern Historians.
– Hans-Joachim Zillmer, L’erreur de Darwin, éd. Jardin des Livres.
Je bois le lait de tes paroles ! J’espère que tu as fait un cours dédié sur le sujet ???
Neustamina