Notre époque a une passion pour le mignon. Tout ce qui est mignon fait l’objet de notre prédilection. Je ne parle pas seulement des Minions en chef, ces petits personnages jaunes qui sont sortis du film de Kyle Balda et Pierre Coffin pour hanter toutes les conversations, mais du mignon en général, de la fascination, de la frénésie, de la maladie du mignon, dont ces créatures animées ne sont que l’un des symptômes, ou l’une des exploitations.
Regardons la société actuelle. On existe qu’à travers nos moyens de communication. Internet ? Des vidéos de chats à foison, chats qui roucoulent sous l’eau de la douche ou qui se promènent dans des boîtes en carton, chats qui font ami-ami avec une chouette ou portée de chatons qui ont pris pour frère un bébé écureuil. Oh comme ils sont mignons, tous ces petits chats qui font n’importe quoi. Les téléphones portables ? Plein de charmants emoticons rigolos, des petits cœurs et des smileys en forme d’huîtres ou d’adorable vomi, des stickers au visage de business fish, de chien-panda ou de loups amoureux.
Les dialogues directs, en face-à-face ? On parle de tout ce qui est mignon, les bébés adulés qui ont substitué au culte de l’enfant-roi celui du nourrisson-empereur, le texto tellement mignon ou « chou » qu’un admirateur a envoyé à sa dulcinée en devenir ; un garçon qui nous plaît n’est plus censé être beau mais mignon ; une scène d’amour touchante à la fin d’une comédie romantique est mignonne plus qu’elle n’est lascive ou sensuelle ; le mignon est notre mot d’ordre, c’est le nouveau cool.
N’est-ce pas étrange ? Pourquoi cet engouement ou, aussi paradoxale que soit l’expression, cette fougue, cette fièvre du mignon ? Il y a beaucoup de raisons à cela. Mon hypothèse est que si nous adorons tellement le mignon, c’est parce que nous ne sommes pas mignons du tout.
Notons que le mignon est d’apparition assez récente. Les auteurs qui pendant des siècles se sont succédé pour étudier l’esthétique et théoriser ce qui plaît au jugement de goût l’ont laissé de côté : ce n’est pas le mignon qui intéressait Platon, Alberti, Kant ou Oscar Wilde, mais le beau et parfois le sublime. Le mignon est-il d’ailleurs une catégorie esthétique ? Oui et non. Il semble plutôt s’apparenter à quelque chose qui est de l’ordre de l’affection. Le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales dit qu’est mignon ce « qui charme par sa délicatesse, sa petitesse : poignet, visage mignon, souliers mignons, bouche mignonne, mains mignonnes » ou ce « qui charme par sa gentillesse, sa complaisance : soyez mignons ! Vous savez bien qu’il n’est pas toujours mignon, votre frère ! (Sand, F. le Champi) ». Le mignon peut être joli, mais ce n’est pas sa caractéristique principale : c’est tout d’abord menu, gentil, frêle, inoffensif, inoffensif et même un peu impuissant, c’est quelque chose qu’on a envie de protéger. Il ne nous impressionne pas, non : c’est plutôt nous qui devons impressionner le mignon. Ainsi, le mignon est très flatteur. Il flatte notre instinct protecteur, oui, mais en même temps il flatte notre appétit de pouvoir, et ce, dans le bon sens du poil : il est à notre merci, on s’en occupera bien, on se sent beaucoup plus grand et beaucoup plus fort à côté de lui.
Ceci advient à un moment où l’individu n’est rien. Au milieu des hautes tours qui nous entourent et du travail en miettes, à l’heure où l’on est qu’un pion parmi les dizaines de millions de pions qui s’agitent près de nous et nous ressemblent, à l’instant où peut-être l’homme n’a jamais été aussi petit, il est très réconfortant de se sentir puissant, immense mais bienveillant, face à quelque chose de mignon. Côtoyer des dizaines de petites choses mignonnes renverse l’ordre du monde et métamorphose en dieux les esclaves que nous sommes devenus. Nous ne sommes rien, nous sommes mortels, nous sommes interchangeables, certes : mais mis à côté d’un tout petit chat sans défense ou d’une chèvre naine qui fait des bonds absurdes, on a l’impression, par comparaison, de s’élever à la force et à la sagesse des habitants de l’Olympe. Le mignon éveille donc un double sentiment. D’un côté, on s’en différencie, on s’en sert sans le vouloir comme d’un faire-valoir qui nous permet de remonter notre estime de nous-mêmes à l’époque où la société la descend en flèche : le mignon nous fait oublier que nous sommes de pauvres oubliés, des vaincus, des sans avenir, il fait de nous des êtres protecteurs et généreux, de bons princes qui s’amusent d’attachants bouffons. Et d’un autre côté, par un mouvement contraire, on s’identifie au mignon. Et là, c’est un tout autre processus. S’identifier aux petits chats et envoyer à ses amis des stickers en forme de carottes souriantes fraîchement cueillies par un gentil fermier nous aide à surmonter quelque chose de très contemporain : le fait que le monde contemporain, précisément, a perdu tout ce qu’il avait de mignon.
C’est une nostalgie du passé. Quand on allait cueillir des fraises dans les bois et que tout était plus simple. Qu’il n’y avait pas le méchant patron et l’obligation de travailler à en perdre la raison. Que les villes étaient petites, les maisons petites, l’espace d’une vie petit, les escarpins menus et les femmes minuscules. Ah, autrefois, autrefois quand tout était rikiki. Quand on n’avait pas encore ces immeubles énormes qui nous écrasent et ces villes tentaculaires, ces milliards de possibles qui s’enchevêtrent à chaque instant pour qu’on en tire un choix, quand il n’y avait pas la lourdeur, l’épaisseur, l’obscurité monstrueuse et sublime de la modernité. Une époque chérie, une époque qui n’existe pas, mais qui nous permet de voir, par contraste, que la nôtre a tout ce qu’il lui faut mais qu’il lui manque la légèreté, le brin de naïveté, l’innocence qu’elle regrette amèrement sans jamais l’avoir vécue.
C’est pour cette raison que, tout en se différenciant du mignon pour se sentir plus fort, on s’identifie aussi à lui, pour remédier à ce que notre culture a d’anonyme et de sérieux. Le mignon est un pansement, un joli joujou d’enfant, une poupée à dorloter ou une goutte de Mercurochrome qu’on applique sur la plaie béante d’une société gigantesque et morose.