« La force de cette pensée est aussi d’avoir rencontré, révélé, sinon aggravé ce qui agite alors en profondeur l’expression plastique, concernant autant l’inscription du désir que son pouvoir de métamorphose. »
L’exposition, se déroulant au Musée d’Orsay du 14 octobre 2014 au 25 janvier 2015, emprunte son titre, « Attaquer le soleil », à l’œuvre majeure du marquis de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome, où l’un des libertins qui compose le récit interroge : « Combien de fois n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers, ou s’en servir pour embraser le monde ? ». A raison, l’on pénètre dans le lieu de l’exposition par une salle obscure où se chevauchent cinq écrans diffusant en continu des scènes de sadisme tirées d’œuvres cinématographiques, telles que Salò de Pier Paolo Pasolini, Docteur Jekyll et Mr Hyde de Victor Flemming, ou encore L’âge d’or de Luis Buñuel. Une entrée en matière déroutante, qui soulève une interrogation : jusqu’où peut-on lire les marques de la pensée sadienne ?
Il est un enjeu de taille pour cette exposition d’opérer un dialogue légitime entre l’œuvre littéraire du « divin marquis » et les productions plastiques – peintures, sculptures, photographies et objets ; depuis le XVIIIème siècle de Sade jusqu’au XIXème de Degas ou encore au XXème de Guillaume Apollinaire et des Surréalistes.
Pour Annie Le Brun – commissaire invitée de l’exposition et auteure d’ouvrages sur Sade – l’influence de l’écrivain sur la postérité artistique, de par son ampleur, échappe à la mesure. C’est pourquoi son choix a été de privilégier une déambulation organisée selon les thèmes récurrents de l’œuvre sadienne, donnant à voir la richesse de son travail.
Les premières salles développent ainsi la thématique de la guerre, produit d’une violence et d’un désir mêlés, telle qu’exprimée dans l’œuvre de Degas, Scène de guerre au Moyen-Age, datée de 1865. Pour Annie Le Brun, ce tableau illustre à merveille le recours à l’Histoire et à la mythologie par les peintres du XIXème siècle pour représenter leur réflexion sur le contemporain. Ainsi, les mythes antiques se succèdent dans l’expression de la cruauté humaine à travers des œuvres de Valentin de Boulogne (Judith, 1626-1628), Delacroix (Médée, 1836-1838), Valloton (Orphée dépecé par les Ménades, 1914), Picasso (L’enlèvement des sabines, 1962-1963) ; dialoguant habilement avec les sculptures de Rodin (Je suis belle ou L’enlèvement, 1882) et les citations extraites de La Généalogie de la morale de Nietzsche.
Les toiles de Géricault et Casanova sont exposées en miroir d’une biographie datée du marquis de Sade, où l’on apprendra qu’il fut emprisonné, à intervalle régulier durant vingt-sept années, pour ses dettes puis pour des affaires de mœurs, celle de Rosa Keller puis des filles de Marseille. Celui qui connu tous les régimes – la monarchie, le Directoire et la république, puis le consulat et l’empire – aborda la politique (avec la Section des Piques), la philosophie et la littérature comme autant de voies pour dire son rejet absolu des dogmes. Peu à peu, l’exposition s’oriente vers les thèmes religieux, où les figures du martyr et de la virginité sont envisagées dans une dramatisation érotique.
Ce premier parcours de l’exposition se concentre surtout sur les œuvres du XIXème siècle hanté par une pensée sadienne souterraine et sous-jacente au lien entre désir et violence.
Scène de Guerre au Moyen-Âge, Degas (1865)
A mesure que nous avançons affluent de plus en plus d’œuvres du vingtième siècle et nous voyons avec le surréalisme la violence du désir pleinement assumée dans un art qui le prend comme objet d’étude. On peut alors lire et contempler les multiples hommages au « divin marquis », comme celui de Paul Eluard dans un numéro du « Surréalisme au service de la Révolution » :
« Quand le silence rassurant se sent chez lui le mystère allume de monstrueux feux de paille : feu de paille celui qui de mémoire d’ombre récite la vérité déchirante, feu de paille celui qui sur les ailes de la folie précipite, à hauteur d’aigle, la morale démasquée, feu de paille aussi celui dont les étranges propos découvrent aux paralytiques les impressions saisissantes.
L’incorruptible séducteur s’éloigne comme un orage. »
A travers la réception de Sade par le vingtième siècle, on saisit l’ampleur de sa quête philosophique, celle d’une exploration profonde du cœur et du corps humain pour comprendre ce qu’il en est du désir. Et c’est à travers tant d’hommages picturaux au marquis que nous voyons se ressusciter le projet sadien : face à une œuvre comme La Poupée (1935) de Hans Bellmer, ou bien face à la structure même des cadavres exquis d’André Breton, on voit réapparaître la dislocation du corps telle qu’elle était esthétisée dans Justine ou les malheurs de la vertu ou l’Histoire de Juliette ; nous voyons l’art tourmenter le corps humain afin d’en extraire l’irreprésentable, les pulsions les plus profondes, l’animalité la plus inavouable.
Cadavre Exquis, A. Breton, M. Duchamp, Y. Tanguy et M. Morise ;
La Poupée, Hans Bellmer (1935)
On accède alors au « cabinet des perversions » dans lequel sont exposés une succession d’objets de vice de l’époque de Sade, des sculptures phalliques aux scènes érotiques illustrées, et c’est là encore à la lumière des cahiers surréalistes qui dialoguent avec ces objets que l’on s’aperçoit que tout ceci n’est pas qu’une affaire de mœurs. Ces objets de libertinage ne sont pas uniquement les engins d’orgies déliquescentes, ils sont le cadre esthétique et expérimental dans lequel se déploie une véritable machination du désir, tremplin d’une démarche philosophique. Ainsi, la dernière salle s’interroge sur le désir face à la modernité, en faisant appel aux machines comme outils d’accomplissement des pulsions humaines. Du Supplice de Sainte-Catherine au steampunk, l’érotisation de la technique dévoile une strate nouvelle de l’œuvre sadienne.
Dans l’une des dernières sections de l’exposition appelée « Chacun sa manie », on comprend que l’exploration sadienne des passions a pris son ampleur la plus aboutie dans une longue vie carcérale, durant lesquelles le désir frustré a donné lieu à une manie d’écriture à travers laquelle la plume réalise et ramifie le fantasme.
Le parcours de l’exposition nous montre à travers cet ensemble d’œuvres – plus ou moins réceptrices de l’héritage du marquis, le volcan sadien qui, au fil du temps, s’endort et se réveille dans la représentation du désir, mais ne s’éteint jamais vraiment.
Une visite incroyablement dense et riche, qui s’écarte de la réhabilitation du personnage mythifié pour s’attacher à tisser des liens entre les œuvres du fil rouge du désir, dont le marquis de Sade aura su nouer le premier lien.