Originalement, la pop culture est une forme de révolution : rejet des valeurs de l’ancienne génération, victoire d’un « jeunisme » autocentré, avènement d’une culture générationnelle – fondée sur le consumérisme américain des 30 glorieuses, et le marché tout neuf du produit adolescent. Le phénomène a d’ailleurs largement suscité l’incompréhension de la vielle génération, exclue de fait de cette nouvelle tribu, avec son langage, ses codes, le rock’n’roll et tutti quanti.
Mais si l’arrivée de ce nouveau modèle de société a été révolutionnaire, il ne s’agissait que d’une coquille creuse. Sorte de soubresaut sans idéologie ; au mieux un spasme. La pop culture s’est construite autour d’une musique qui parle de bringue et de plaisirs faciles, de vêtements provoquants l’espace d’un été, l’American way of life (rêve édulcoré s’il en est) ou encore l’égoïsme sentimental. Pas de grosse remise en question du système. Pire, la pop culture a aussi amené un phénomène d’assimilation par le pauvre : aujourd’hui dès qu’un mouvement artistique radical sort de l’undergroud pour entrer dans la pop culture, il finit toujours par être récupéré. Si bien que désormais plus de gens écoutent Rick Ross que Public Enemy, et quand on entend, punk, on imagine tout de suite de la musette attardée née de l’ennui et l’incapacité à baiser de petits blancs en colère dans des banlieues riches américaines. Pas vraiment le real deal.
Pourtant, depuis peu, des références très populaires sont reprises par des mouvements contestataires qui se servent de la symbolique révoltée de la fiction dans la vie réelle. Si ce procédé n’est pas totalement neuf (rappelons 1984 de Georges Orwell, et son Big Brother, référence quasi-forcée, citée ad nauseam), il s’agit d’une grande première en matière de pop culture. Jusqu’alors, le phénomène concernait des œuvres intellectuelles et pionnières (Guy Debord, les Philosophes des Lumières, Michel Foucault, les Beatniks…) et non un ensemble de produit culturel de tous les jours.
Trois doigts levés : en novembre, les opposants à la junte militaire au pouvoir en Thaïlande depuis un coup d’état l’été dernier, avaient adopté comme signe de protestation pacifique ce drôle de salut scout amélioré. Ainsi, les manifestants exprimaient leurs inquiétudes et leur colère en imitant le geste de ralliement de Katniss Everdeen, héroïne de la saga américaine Hunger Games. En réaction au coup d’Etat du 22 mai, des groupes de Thaïlandais, souvent des étudiants, ont organisé des manifestations symboliques, avec le geste à trois doigts des Hunger Games ou en lisant en public – justement – le célèbre livre 1984 de George Orwell, pamphlet contre le totalitarisme.
La Saga adaptée des romans de Suzanne Collins, qui est devenue la licence la plus rentable et la plus populaire depuis Harry Potter, figure parmi les films les plus vus de tous les temps dans les salles du monde entier. Viralité mondialisée, sur Facebook, Sombat Boonngamanong, militant recherché par la junte thaïlandaise, a déclaré : « Le salut à trois doigts des Hunger Games, adopté par les manifestants à Bangkok, est un acte symbolique de défi pacifique. » Plusieurs hypothèses circulent également sur la Toile et les réseaux sociaux sur la symbolique du geste : certains mentionnent le bon vieux triptyque « Liberté, Egalité, Fraternité », d’autres se réclament d’une devise appelant a la triple aspiration « Liberté, élection, démocratie. » En tout cas, les manifestants ont là adopté un symbole que le monde entier, et notamment les plus jeunes, peuvent comprendre du premier coup d’œil.
Un autre exemple d’un symbole de révolte imaginaire bel et bien passé dans le réel est la récupération par divers mouvements protestataires du masque du blockbuster de 2006 V pour Vendetta. Bien que ce soit le film qui l’ait rendu célèbre auprès du grand public, ce masque a été initialement conçu en 1989, dans la BD d’Alan Moore V pour Vendetta. Elle raconte l’histoire d’un anarchiste, révolutionnaire dans une société anglaise dévastée aux mains d’un parti fasciste. Alan Moore et son dessinateur David Lloyd s’étaient eux-mêmes inspirés de la réalité puisque ce masque est en fait la représentation du visage de Guy Fawkes, conspirateur britannique qui en 1605, sur fonds de persécution chrétienne, avait élaboré la Conspiration des poudres pour tenter d’éliminer le roi Jacques Ier .
C’est le groupe de hackers Anonymus qui reprend le masque en premier (dès 2007). Il devient alors la figure de proue de tous ces non-alignés qui ne se retrouvent pas dans les représentants et organes politiques en place, et décident de se créer une voix propre. C’est le visage commun d’une génération qui veut autre chose. Si bien qu’il sera ensuite repris lors de nombreux rassemblements contestataires. On peut citer, sans être exhaustif, les différents mouvements anticapitalistes « Occupy » nés dans le sillage de la crise financière de 2008, nombre de jeunes manifestants lors du printemps arabe, des militants anti-G8 et G20 et plus récemment des participants aux révoltes qui ont suivi l’assassinat de 43 étudiants par des policiers corrompus et des narco-trafiquants à Iguala au Mexique. Dernièrement, le masque a aussi été vu au sein du mouvement pro-démocratie à Hongkong, aussi appelé « révolution des parapluies. »
Ce masque est donc devenu, dans la pensée populaire contemporaine, un symbole mondial de la contestation contre l’ordre établi – ou de la subversion, selon le point de vue. A ce propos, son créateur Alan Moore disait « quand vous vous apercevez que le fruit de votre imagination pénètre le monde réel, c’est étrange. C’est comme si le personnage que j’ai créé trente ans auparavant quittait le royaume de la fiction. »
Un autre exemple particulièrement flagrant – et, il faut le dire, potache – de l’appropriation de la pop culture par des mouvements contestataires, est l’ essai sur Game of Thrones espagnol Gagner ou mourir. Plusieurs cadres du parti espagnol Podemos, mouvement anticapitaliste devenu la formation politique la plus populaire du pays, ont activement participé à la rédaction de l’ouvrage. En effet, dans le prologue, Pablo Iglesias, leader du mouvement et docteur en sciences politiques, explique l’implication de son parti : » le succès de la série télévisée ne repose pas seulement sur « sa combinaison de suspens, de violence, d’aventure et de sexe. » Il y a aussi « son scénario de destruction de l’ordre civil et politique » qui coïncide avec la période de marasme actuelle. Il plane l’ombre d’une catastrophe majeure qui sonnerait le glas du petit monde tel que les occidentaux l’ont construit – attention l’hiver arrive !
Le leader de Podemos se compare à la Khaleesi, la mère des dragons. « Elle a parfaitement compris que, dans un monde terrible, il faut avoir la plus grande armée, les meilleures armes (les dragons) et savoir commander le tout sans trembler, […] elle sait être un leader en qui tous ont confiance ; elle sait aussi que sans ses dragons, elle ne pourrait pas mener ces gens ni libérer qui que ce soit. » Si une telle ingénuité prête à sourire, l’écrit est très sérieux, et si on s’intéresse au fond du message, un tel positionnement peut être inquiétant, tant il lorgne vers des mouvements socialistes virilistes qui ont connu leur age d’or dans les années 30.
Ces exemples, parmi d’autres, montrent la naissance d’un drôle de cycle, un peu absurde, où l’art imite la vie – son inspiration – pour que la vie imite ensuite elle-même l’art. Tant mieux, puisque aussi longtemps qu’on parlera de révolution, on s’en souviendra comme une possibilité. Le réel et fiction se s’inspirent l’un de l’autre, si bien que parfois on a bien envie de croire Oscar Wilde, quand il pétarade « La Vie imite l’Art bien plus que l’Art n’imite la vie ».