La jeunesse bobo branchée CSP + vit une tyrannie du quotidien. C’est la tyrannie du sain. Elle est d’abord véhiculée par l’Etat. Les autorités de notre Hexagone promeuvent les cinq fruits et légumes par jour, le ne-pas-fumer-et-ne-pas-boire, le tout-faire-sans-excès et le manger-bouger comme les nouveaux mots d’ordre d’une société bien réglée.
Au centre de tout cela, la préoccupation de la santé. C’est en son nom qu’il faut manger « pas trop gras, pas trop sucré, pas trop salé », comme nous en prient les slogans de chaque publicité. Sans jouer les conspirationnistes, le secteur public y a sans doute ses intérêts. Trop de morts par graisse et cancer dans un pays, ce n’est pas ce qui va aider à boucher le trou de la sécu. Mais il y a plus.
Bien des servitudes sont volontaires. Notre tyrannie du sain en fait partie. Elle est, en bonne partie, échafaudée par la jeunesse bobo branchée elle-même. A chaque coin de rue de Paris, des restos vegan affichent des menus sans gluten, et des supermarchés bios nous proposent d’acheter une pomme trois fois son prix normal tout en se croyant gauchiste. C’est le comble du chic. La gauche caviar a laissé sa place au communisme sans huile de palme. Vu le coût d’achat de ces denrées de luxe et le train de vie de leurs consommateurs, on comprend qu’il faut un portefeuille bien dodu pour financer sa bonne conscience intestinale. Sur internet, dans les méandres infinis du web, il nous faut pour être bien reçu en société s’abonner aux billets d’une blogueuse healthy qui nous enseigne, entre deux séances de fitness expédiées avant l’aube, comment manger detox, gluten-free, lactose-free et sugar-free afin de parfaire son lifestyle avant-gardiste. On lit à chaque entrée d’article un petit « salut les healthiers » et là, comme s’il s’agissait du « notre père » ou de l’hostie qui précède une transmutation métaphysique, on se débarrasse de son ancien « soi » pour s’adonner à la purification charnelle. Envoyant au diable les produits alimentaires que consomment les autres (ou du moins, les pauvres naïfs qui n’ont pas encore compris), on apprend avec délice comment #kiffersalife grâce à un pudding ultra-protéiné et un banana-burger en mode métabolisme-friendly. Après vous verrez ça va beaucoup mieux. Tous vos problèmes à la poubelle. C’est une entrée en religion : on se convertit, on adopte le healthy lifestyle en guise de culte, on se laisse transporter par la foi pour monter en grade jusqu’à être habilité à évangéliser son prochain. A ceci près que les adeptes du sain détestent les religions.
A vrai dire, c’est à toute une nouvelle morale qu’on a ici affaire. Pour être un citoyen modèle, c’est-à-dire selon l’esprit du jour un citoyen rebelle, il faut être sain de corps et d’esprit. Ne pas laisser une seule impureté du monde extérieur s’infiltrer dans nos tuyaux sanctifiés, chasser de notre fragile estomac chaque poussière de l’existence. Le monde est hostile et il faut s’astreindre à maintes ascèses, de la prière gustative au rythme de vie lisse et tempéré en toutes choses, pour reconquérir notre bien-être. Supprimer du tissu de nos jours ses reliefs et ses imprévus, s’infliger un scrupuleux mode d’emploi du quotidien qui nous permet de maîtriser entièrement chaque pore de notre peau. Fort bien. Seulement, notre corps est-il vraiment une maison de grand-mère où l’on n’a le droit d’entrer qu’en enfilant des chaussons pour éviter de salir le parterre ? Est-il vraiment un temple sacré qu’on risquerait de souiller en y introduisant l’air libre ?
Je me demande bien quel doit être le problème de notre société pour induire de telles pratiques de purification. Est-ce qu’on vit dans un monde sale ? Est-ce que les éboueurs ne font pas leur boulot ? Est-ce qu’on se sent bizarrement déraciné par l’effritement d’anciennes valeurs qu’on s’est donné tant de mal à congédier, si bien qu’on se sent obligé d’en recréer de nouvelles, plus discrètes, presque muettes mais pas moins contraignantes ? Est-ce parce que l’emploi n’est plus une certitude, que l’amour n’est plus une certitude, que la vie spirituelle est embrumée de doutes et que la vie politique est une farce de vaudeville, qu’on a besoin de tracer de nouveaux repères, au moyen de tartes à la crème sans crème et de routines capillaires shampoo-free ? Est-ce parce que le mal est partout, qu’il faut nous sauver ? S’agit-il d’un curieux ascétisme de moine tibétain version occidentale, ou d’une névrose control-freak déployée à l’échelle d’une civilisation ?
Le plus étonnant là-dedans, c’est que les cultistes du sain se prennent pour des révolutionnaires de la contre-culture. Ils s’imaginent que parce que leur « choix » est minoritaire, il est contestataire, alors même que la campagne marketing bat son plein dans leur sens. Eux, visionnaires isolés dans une époque spoliée par les excès de l’industrialisation, sont les seuls à avoir compris que l’homme appartient à la nature et qu’il doit la respecter, ce qui commence par le respect de moi-même. La rhétorique de la révolte face à un monde de brut affleure chacun de leurs discours aussi bien que la référence aux combats des années soixante, dont ils prétendent avoir repris le flambeau. Ah, si seulement ! Ce serait trop beau. Mais n’en déplaise à ses porte-paroles, le rêve d’une vie bio dont chaque soubresaut est réglé comme du papier à musique est à mille lieux de l’idéal des hippies et des grandes causes de la gauche.
Etre hippie, c’est être cool. Etre libertaire c’est être libre. Ce n’est pas vivre sous un arsenal de règles qui corsètent nos gestes jusqu’à l’âme. Ce n’est pas être obligé de vérifier trois fois le dos d’une plaquette de chocolat – a-t-il une trace de lait ou non ?? il faut en avoir le cœur net – avant de croquer une douceur de la vie. Ce n’est pas s’imposer un diktat ultra-codifié qui censure chacun de nos élans, qui nous prive d’une communication simple avec les autres parce que moi je mange bio tu vois désolée je ne peux pas avaler tes lasagnes, ni tirer de nos pratiques bizarres et saintes l’aura d’une supériorité inavouée. C’est s’accorder la spontanéité, le partage, la simplicité d’être en vie en respectant nos désirs, et puis mince. Si je n’ai ni dieu ni maître, ce n’est pas un dogmatisme austère de hipsters qui va m’imposer un empereur.
L’idéologie du « retour à la terre » dans toutes ses consonances pétainistes exprime plutôt pour moi un rapport à la bouffe maladif, frileux et étouffant, qui est bien loin des envolées bucoliques de nos ancêtres flower power. Vouloir être proche de la nature, s’estimer propre à la nature et reconnaître qu’on en est une partie, c’est d’abord accepter la nature telle qu’elle est : pleine de microbes et de pets de vache, faite d’acariens et de vers de terre aussi bien que d’arcs-en-ciel et de couchers de soleils. La nature, c’est un ensemble infiniment varié qui contient tout l’univers, et pas seulement cette petite parcelle aseptisée qu’y découpent à fins de snobisme les Monsieur Propre de la culture. Voudrait-on chasser de l’univers les trous noirs gigantesques qui dévorent la lumière, les météorites qui risquent un jour de tomber sur la Terre et les géantes rouges dont le cœur est si énorme que ça en donne froid aux yeux, sous prétexte qu’on ne les aime pas ? Les tenants de cette « nature » trop nette sont en fait les rois de la culture. Les partisans de la toute-puissance de la civilisation. Sous leur masque pseudo-bohême, ce sont les avocats d’une planète impeccable et trop humaine dont on a balayé tout ce qui ne leur plaisait pas.
George Canguilhem a défendu l’idée d’un corps sain comme susceptible de tomber malade et de s’en relever. Ce n’était peut-être pas un idiot. Dans Le Normal et le pathologique, sa thèse de doctorat en médecine présentée en 1943, il récuse justement les distinctions trop rigides entre ces deux concepts pour montrer que le pathologique fait intimement partie du « normal ». Avoir la santé, au niveau physiologique comme dans les autres sphères de notre vie (sociale, psychologique, existentielle), c’est le luxe de pouvoir être malade, traverser un épisode dépressif, flirter même avec la folie, et de pouvoir se remettre sur pied. C’est la capacité de tolérer des variations par rapport aux normes usuelles sans en être durablement affecté. Autrement dit, c’est la tolérance, la souplesse d’un équilibre qui se constitue par un jeu d’écart et d’ouverture constant par rapport à la norme. Et c’est de cette ouverture-là que viennent les véritables révolutions, de la possible remise en cause de ce qu’on se représente habituellement comme sain que naissent les mutations génétiques comme les mutations sociales. On n’est pas en sucre, quoi qu’en disent les prêtres de l’exorcisme corporel, et ce n’est pas une bactérie ni une aubergine trop calorique qui auront raison de nous. La vie est un mouvement sans cadenas, seule l’inertie ne tolère aucun risque. Le tout-sain et le tout-normal appartiennent au royaume des pierres.
Alors moi, je veux m’offrir en ce court cheminement sur Terre la liberté de manger malsain. Je veux fumer et faire plein d’excès, chapeauter ma ratatouille d’un fromage de chèvre bien gras et vivre mon existence comme une danse avec l’inconnu. Je veux consommer des microbes que mon corps est assez robuste pour transmuer en rêves, boire certains soirs d’hiver pour vomir un poème, tout cela non seulement pour jouir pleinement de cette vie unique que dame Nature m’a donnée, mais aussi pour garder la santé jusqu’à ce qu’elle me la reprenne.