Rétrospective : Si 2014 a semblé une année assez pauvre en matière de sorties majeures, un bon nombre d’albums ont vu le jour, parfois dans la plus grande indifférence. Le Grand Bestiaire vous propose une sélection des 20 qui ont fait 2014. Ces jours-ci, la question de la pertinence d’un disque entier se pose souvent, comme le format single est roi. Certains artistes font cependant encore l’effort de sortir une galette de qualité, un truc qui se prend du début à la fin, comme on voyage. Un certain nombre de sorties marquantes de l’année n’ont donc pas la place dans ce classement. Pour ce qui a été retenu, pas de tabou, ça va de la pop putassière aux collaborations de hip-hop obscures, en passant par la house psychanalytique ou encore le rock impressionniste. Il sera question de disques brillants, de retours inattendus autant que de disques rendus incontournables tant ils ont façonné le paysage musical de l’année.
NB : Le choix de ne pas parler du dernier U2 est totalement assumé, même si cet album navrant de médiocrité a représenté le pire viol de notre espace virtuel depuis la création d’internet et les écoutes de la NSA une grande innovation des techniques de promotion de la musique à l’orée de l’âge post-industrie du disque.
St Vincent – St Vincent (Février) => Pop intello
Profession de soi : Annie Clark explique que l’impulsion première de ce disque à été inspirée par une citation de Miles Davis : « Le plus dur pour un musicien est de sonner comme lui-même. » Album éponyme, donc, pour une pop extra-terrestre, toujours raffinée, souvent abrasive et d’une rare intelligence. Il y a ces mélodies un rien déréglées, entre pop d’ailleurs et funk frénétique ; il y a son jeu de guitare irréprochable mais furieux. Sur la pochette, Annie trône, royale, l’air parfaitement sereine. Elle a de quoi, puisque le disque est l’un des plus gros succès critiques de l’année, ainsi qu’un album à visage humain qui raconte l’enfer du tous les jours, la prison numérique et ces amours qui nous ressemblent.
The Central Executives – A Walk In The Dark (Février) => Bric-à-brac discoïde
OVNI musical. On sait tout juste qu’il s’agit d’un collectif New-Yorkais – et là-dessus pas possible de se tromper. Il y a les séquelles de la grosse pomme partout. Ça sonne comme un guide pour pousser la fête un peu trop loin pour fuir une époque tourmentée. Entre disco, proto-house, funk et jazz, tout en conservant un son très improvisé, ce disque nous emmène dans les afters blanchis d’un New York au bord de l’implosion. Tout est là : le loft, Dinosaur L, les taxis jaunes, la pollution, le refus de dormir, le mascara qui se répand, les caniveaux qui fument, les néons d’un Manhattan pré-gentrification, des collants élimés, et une pose un rien punk. Pour le goût.
Freddie Gibbs & Madlib – Piñata (Mars) => Hip-Hop de bad boy
Une descente dans la quotidien d’un gangster de seconde zone, façon Blacksploitation, ça vous dit ? Loin d’être idiot, Gibbs raconte avec réalisme et beaucoup de profondeur des histoires de coin de rue, pleines de vérités et de ratés. Il en devient touchant. Et la prod’ de Madlib est comme d’habitude assez intouchable. Gros repiquages soul, funk, acrobaties sonores. Il force Gibbs a varier ses flows. Résultat, c’est le festival ! Puis, en plus des prouesses de Gibbs, il y a cette liste impressionnante de feats (Raekwon, Danny Brown, Earl Sweatshirt, Scarface, Ab-Soul, Meechy Darko et Mac Miller). On n’en demandait pas tant.
The War on Drugs – Lost in the Dream (Mars) => Rock atmosphérique
Mauvaise pioche pour ceux qui avaient vendu la peau de ceux-là quand Kurt Vile avait claqué la porte. Le groupe n’a jamais sonné aussi bien qu’avec ce troisième opus. LITD est un album poétique, hypnotique et habité, avec ses morceaux qui s’allongent jusqu’à bouger comme des marées. Les mélodies sont puissantes, les arrangements gracieux, les textes tiennent de ce songwriting sans gimmick, ancré dans la sueur et le sang – Dylan et Tom Petty ne sont jamais loin. On y retrouve même un semblant de l’héroïsme de Springsteen sans son trop-plein de testostérone un peu agaçant. Si l’époque pouvait encore nous pondre des classiques, c’en serait un sans aucun doute.
Girl Talk & Freeway – Broken Ankles (Avril) => Rap débile mais jouissif
Ça n’est qu’un EP, mais quel disque ! Collaboration du maniaque de mashup Girl Talk et du rappeur de Pennsylvanie Freeway : on tape pas dans l’intello. Le genre d’ego-trip proposé fait très début des années 2000, mais tous les rappeurs y mettent tellement d’intensité et l’énergie y est si communicative qu’il est difficile de rester en place à l’écoute de ces titres. Dès l’intro, on est dans l’extravagance totale. La production de Girl Talk est riche, dense, volatile, et lorgne sans complexe vers l’électro. Résultat : un des disques les plus fun de 2014. En plus, la galette est en téléchargement gratuit
Mac DeMarco – Salad Days (Avril) => Pop-rock à la cool
Le Branleur de Vancouver n’a de cesse d’être discrètement indispensable. Mac nous livre un troisième album serein et étonnamment mature, plein de merveilleuses pépites pop décalées, d’une douceur apaisante. Il a plus que jamais ce son immédiatement reconnaissable et des textes pleins d’un bon sens pas si évident, mais les morceaux sont ici encore plus immédiatement viraux qu’auparavant. Plus confiant, la palette de sonorités explorée est également élargie. Avec Salad Days, Mac consacre ainsi, l’air de rien, sa place de plus grande promesse de la scène pop indépendante nord-américaine.
Swans – To Be Kind (Mai) => Le cinquième cercle de l’enfer
Les tarés de New York nous gâtent. Un double brûlot au titre Ô combien ironique, tout droit sorti du cinquième cercle de l’enfer – la colère. Avec des morceaux entre 7 et 34(!) minutes, le groupe ne nous caresse pas dans le sens du poil. Tantôt vaporeux, tantôt fou furieux, ce disque est un petit chef d’œuvre du rock expérimental. Dans une ambiance façon Sodome et Gomorrhe, les morceaux prennent vie comme de terrifiants tableaux du jugement dernier. Il faut prendre son temps, subir les assauts, le domestiquer, mais si on lui laisse sa chance, ce disque s’avère au niveau des meilleurs Godspeed.
Shabazz Palaces – Lese Majesty (Juillet) => Hip Hop expérimental
Sorte d’odyssée psychédélique radicale, Lese Majesty frappe là où peu d’artistes rap osent s’aventurer. C’est un direct dans les dents du rap « club », un trip holiste lors duquel on est trimbalé, entre des jeux de fumée et de miroirs, dans le subconscient du hip-hop. On débarque dans un monde où les couplets évoluent à zéro gravité, où les structures sont spectrales et où le discours est un mantra impressionniste. Le rythme frappe comme un pulsation, dans une constellation fourmillante de nappes et d’idées sonores OVNIesques. L’album arrive aussi à faire de la place à un humour déjanté par moments. Un disque exigeant mais riche qui pointe vers demain.
FKA Twigs – LP1 (Août) => RnB du futur
Grosse hype pour le premier album de la nouvelle Mrs Robert Pattinson. L’ex danseuse a su lancer sa carrière avec une promo millimétrée, autour de son approche d’artiste entière (elle est très investie à tous les niveaux – musique, paroles, production, vidéos, chorégraphies…) Pour une fois, la musique est (largement) à la hauteur. Twigs va brasser large pour ses influences : Aaliyah en (voix de) tête, Grimes, the Weeknd, Burial, et parfois même la Björk du début 2000. L’album est d’une sincérité exceptionnelle. Les instrus sont minimales mais poignantes et très intelligentes, et les superpositions vocales asthmatiques s’enchevêtrent dans des hymnes à l’amour entier. Beau, lent, mystique, ce disque envoûtant est une des meilleures surprises de 2014.
Moiré – Shelter (Août) => House intrigante
Signé sur Werkdiscs, le label d’Actress – autre fanatique de la techno poreuse – le londonien Moiré nous présente son premier album, moite et puissant. Le disque est une expérience tant musicale physique, où se côtoient rythmiques glaciales et mélodies chaudes. Le résultat est très dubby et étonnamment intime. Bâti sur des basses telluriques et des nappes hypnotiques, le premier Moiré n’oublie pas que certains désirent aussi danser. Et c’est là où il fait la différence, tant il est vrai que la plupart des producteurs qui officient dans ce type de techno/house à texture oublient que la musique peut aussi être fun. Volupté sur le dancefloor.
Ariana Grande – My Everything (Août) => Soupe
Tout comme 2013 se partageait entre Beyonce et Miley Cyrus, 2014 est aussi l’année de deux femmes. Délaissant les balades téléphonées, l’agaçante petite nymphette Disney donne ici dans le gros banger EDM. Double dose de sirop. Il faut bien dire qu’Ariana était partout cette année. Feats avec tout le gratin pop du moment (The Weeknd, Childish Gambino, Jessie J et Nicki Minaj ou encore Major Lazer sur la BO de Hunger Games), du single en veux-tu en voilà – même une chanson de Noël. La diva donne du coffre comme jamais, ce qui compense à peu près le songwriting assez pauvre de ses morceaux. Comme presque tous les recyclages Disney avant elle, la mini Mariah tente le virage « je suis une adulte maintenant », et même si elle peine à convaincre totalement, le résultat est intéressant.
Ty Segall – Manipulator (Août) => Psychédélisme haut de gamme
L’hyperactif californien (27 ans et déjà 25 albums solos, cassettes, et autres sorties long format) remet le couvert avec Manipulator, un album plus apaisé que ses brûlots garage habituels. Parlons de garage domestiqué. L’album a été réalisé en un an – un éternité pour lui – et le résultat est payant. Fort d’une production impeccable, les mélodies n’en sont que plus poignantes et ne perdent rien de l’énergie et de la créativité qui caractérisent le gus. Parfois, sa guitare se remet à hurler à la mort comme un loup mourant, parfois il embrasse ses idoles glam à pleines dents et d’autres fois ses cris angoissés d’antan laissent place à une sérénade endormie. Avec cet accès de self-control, Ty touche enfin le cœur de la cible et signe son meilleur disque, une merveille de psychédélisme instruit.
Aphex Twin – Syro (Septembre) => Ghost in the shell
On l’attendait plus, celui-là. 13 ans de silence pour le pape de la techno intello (aussi appelée IDM). Bonne surprise pour ce retour d’on-ne-sait-où, même s’il ne s’agit pas de son album le plus révolutionnaire – étonnant puisque le qualificatif va a presque tous ses autres disques. Il n’en reste pas moins un album de techno très solide, impeccablement programmé, flou et funky à la fois, parfois époustouflant de beauté. Moins chaotique que ses dernière incartades, l’album est un joyeux bordel, minutieux jusqu’à la démence, qui malgré tout tend vers la tendresse. M. James est marié, il a des enfants, mais il n’a pas trop mal vieilli. Chant du cygne ?
Julian Casablancas & the Voidz – Tyranny (Septembre) => Post-punk qui pense large
Retrouvez un article complet sur ce disque en suivant ce lien.
Taylor Swift – 1989 (Octobre) => Variet’ sa mère
Taylor Swift a régné en reine intransigeante sur 2014. Sur ce disque, elle s’associe à nouveau aux deux suédois Max Martin et Shellback – producteurs superstars au CV impressionnant, déjà responsables de son glissement de la country soupe à la pop entêtante sur certains titres de Red. Le résultat se fait sentir, avec un disque enthousiasmant, bâti sur des mélodies acidulées hyper-positives et des refrains aux arrangements titanesques. Même si elle a laissé tombé le style de musique qui l’a fait connaître, Taylor sonne exactement comme elle sur ce disque – et c’est bien sa force. Il y a toujours un petit rien plus profond dans ses textes que chez ses congénères. Puis faut parler du succès commercial : Numéro un des ventes dans 78 pays, ventes inégalées depuis 2002, record battu de vente d’album en une semaine (elle détrône Britney tout de même !) et un grand bras d’honneur aux services de streaming en ligne (Spotify, Deezer…), mafia post-disque 2.0. Chapeau !
Run the Jewels – Run the Jewels 2 (Octobre) => Méchant Hip-Hop
Deux légendes de l’underground (El-P and Killer Mike) s’associent pour la deuxième fois, et comme pour Terminator ou Star Wars, c’est la meilleure. Les prod’ sont d’une lourdeur pachydermique, les textes complexes mais jouissifs, entre idiocratie et génie. On est loin du rap conscient plein d’âme ; on est des lieues au dessus du rap club à gimmick aussi. Le disque est aventureux, détonnant, dense et presque trop violent pour son propre bien – à moins que ce ne soit le nôtre. Une bouffée d’air frais et un coup dans le plexus à la fois, foncièrement énervé, cynique, éminemment politique, le duo livre ici l’album le plus lourd de l’année. En bonus, l’affreux Zack de Rage Against the Machine – qui se fait trop rare. Montez le son et fermez-la.
DJ Koze – Reincarnations Pt. 2 (Novembre) => Le monde merveilleux de Stefan Kozalla
Réincarnation : le retour à la vie dans un nouveau corps. Koze a sélectionné parmi six ans de boulot, de prospection et d’ébullitions pour offrir un voyage sonore d’une douceur et d’une cohésion rares. Iconoclaste et touche-à-tout, il présente un travail respectueux de l’intention des artistes originaux, tout en le truffant d’humour et de décalage. Il parvient avec cette série de titres à capturer des émotions vives, et les étendre, les sublimer. Chaque morceau est d’une grande complexité, mais très facile à écouter. Le son est flou, lumineux, entre ciel et terre, et tient souvent davantage de la pop aérienne que de la deep house. A l’écoute, on est pris dans une bulle de bien être, un moment de grâce – d’élévation.
Ariel Pink – pom pom (Novembre) => Cauchemar à Disneyland
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Theo Parrish – American Intelligence (Novembre) => House de Detroit
Daddy’s home. Le pionnier de la deep house revient, et le choix d’un disque complet plutôt qu’une série d’EPs (15 titres pour 2 heures dans la version CD) n’est pas anodin. Véritable voyage guidé, ce disque est conçu comme un hommage résigné à Detroit – culturellement si unique, mais également salement sclérosée par la pauvreté, la violence, et le climat ardu du nord américain. Sa programmation classique 4×4 s’estompe peu à peu alors que les morceaux évoluent, se transforment (ils avoisinent presque tous les 7-10m). Parfois l’impression que ça tourne au jam, avec musiciens réels en catimini. Le groove est hypnotique et contagieux, bâti sur l’héritage soul-jazz et funk. Si quelques longueurs peuvent refroidir sur certains morceaux – surtout pour les non-initiés à la deep house traditionnelle, d’autres se réjouiront des tours et détours de cet album polymorphe d’un producteur vétéran qui essaie de se réinventer musicien. Fascinant.
D’Angelo – Black Messiah (Décembre) => R&B, Rhythm & Blues
Le dernier venu de 2014 est clairement un poids lourd. Après 14 ans de silence – et de pénitence – le Jésus du R&B fait son retour. Et encore, il a avancé la sortie du disque pour faire écho aux soulèvements de Ferguson. Au programme, grosse bombe néo-soul, chargée au funk et au jazz, qui nous enveloppe et se laisse vivre comme un samedi soir dîner-cochon avec son amant(e), tirant parfois vers la complainte ou le politique. On y entend du Prince, du Sly Stone, du Funkadelic, un rien d’Erykah Badu, du flamenco sauce Virginie, quelques expérimentations sonores post-rock, mais (surtout) du D’Angelo. Le type est meilleur que jamais, entouré d’un gang de furieux musiciens jazz qui s’alanguissent sur des grooves constamment renaissants. La pluie d’éloges qui s’est à nouveau abattue sur D’Angelo ne lui fait qu’à peine honneur.